Kronik roadtrip Dijon-Camargue 7 : le blues de la fin de la route
Trente mètres devant mon pneu avant : la mer. Un obstacle impossible à franchir.
Le feuilleton de l'été Dijon-Camargue - Episode 7 - épilogue
Trente mètres devant mon pneu avant : la mer. Un obstacle impossible à franchir. Il faut faire demi-tour : lundi, on reprend le boulot. J'ai le blues de la fin de la route.
Nous avons fait les deux derniers kilomètres en catimini : je soupçonne que nous ne devrions pas être là. Nos pneus soulèvent un nuage de poussière qui blanchit les motos. Je sens le rivage, cette odeur que les non-marins appellent celle de la mer, mais qui est en fait le parfum de la terre.
Nous ralentissons encore à l'approche des premières langues de sable. Devant moi, la GSX-F fait une embardée que Gérald compense. Il freine et s'arrête. J'aimerais continuer, mais la roue avant s'enfonce de plus en plus. Nous mettons pied à terre et cherchons du regard un caillou pour caler nos béquilles.
Moteur coupé, j'entends enfin le ressac, la lente respiration de la mer. Le vent est tiède. Je sens le léger frôlement des grains de sable sur mes bottes.
L'obstacle vieux comme le monde
La plage est étonnamment courte, dépourvue des débris végétaux habituels. Elle se termine par une basse barrière artificielle de rochers au bord de l'eau, sans doute pour limiter l'érosion.
Nous sommes au bout de notre voyage. Comme des milliards d'êtres humains avant nous, nous voici devant une barrière infranchissable qui ne nous laisse que trois directions possibles : à droit, à gauche, ou demi-tour. La mer marque la fin du voyage ; seule une minorité la voit comme un point de départ et nous ne faisons pas partie de celle-là puisque mon ER-5 ne sait pas nager.
Je suis triste ; je m'y attendais, mais cela n'y change rien. Arriver ici signifie que nous devons faire demi-tour sans nous attarder afin d'être à pied d'oeuvre lundi matin 8 heures parce que c'est la servitude que nous avons choisie. J'ai toujours détesté la vexation, l'injustice de la fin des vacances.
Du pied, je forme une sorte de siège de sable pour m'asseoir plus confortablement. Je sors ma gourde de thé et la sirote en regardant les gros nuages très blancs sur le ciel bleu-vert qui pâlit à l'horizon. Gérald est monté sur la petite digue et se tient bien droit, face au vent. Je respire lentement. Je ferme les yeux. Je regrette d'être arrivé si vite.
Court-circuit
L’ante-pénultième jour du voyage ne s'est pas déroulé comme prévu. Nous avons fait un crochet par le mas d'une amie de Gérald du côté d'Apt ; un de ces endroits d'où je n'ai pas envie de partir parce que tout m'y convient : la couleur des pierres, la teinte des épais volets de bois, le profil de la crête de la montagne d'en face, le parfum des plantes dans le jardin, le petit escalier de pierre à rampe de fer qui mène à la cuisine, le coton du hamac et le trou d'eau vive en contrebas où l'on fait trempette. Gérald et moi sommes restés un peu bloqués sur place, toute envie de rouler à moto envolée.
Du Lubéron et du parc des Alpilles nous n'avons donc pas vu grand-chose : te voilà privé du récit de nos aventures, remplacées par une journée de sieste, de baignade et de discussions sur la terrasse ombragée. Pris de remords, nous avons quand même filé vers les Saintes Maries de la Mer, juste pour dire qu'on y a été.
L'autoroute, comme un exercice de Zazen
Je me résigne à me relever de cette plage de Camargue où notre voyage s'achève. Temporiser est vain : il faut tourner le dos à la mer et prendre la direction du nord, vers la maison.
D'un commun accord, nous avons décidé de faire le trajet du retour d'une traite, par l'autoroute. Je préfère déprimer en ligne droite, à 120 compteur, en attendant que le paysage achève de défiler devant le guidon.
Pourtant, je n'ai rien contre l'autoroute, contrairement à certains. Je la vois comme un cas particulier de Zazen, ou l'art de s'asseoir et de s'efforcer de ne rien faire. Enfin… tant qu'il n'y a pas trop de monde.
Gérald pourrait rouler plus vite, mais ce matin j'ai trouvé le pneu arrière de l'ER-5 à nouveau dégonflé. Peut-être est-ce la valve qui fatigue. Or, même avec un pneu sans chambre, si la valve lâche d'un coup ça sent très fort la gamelle, qui pardonne rarement sur autoroute. Donc je me limite à 120 compteur et je vérifie la pression dès que l'on ravitaille. Avec nos réservoirs, nous nous arrêtons trois fois. En six heures trente, nous voici revenus à notre point de départ.
Nous nous arrêtons sur le parking devant le supermarché d'où nous sommes partis. Je suis hébété, tant par les 600 bornes que nous venons de faire d'une traite que par le blues de la fin de la route.
- Bon ? On se revoit samedi prochain au bouclard, me demande Gérald.
- Ouais, ouais, fais-je évasivement.
Dire au revoir est placé fort haut dans le top 10 des choses que je fais et que je vis très mal.
Il démarre sa moto et franchit le dos-d'âne à la sortie du parking. Je le regarde s'éloigner. Me voilà seul.
La Camargue et après ?
Je me dis que lundi, devant la machine à café, chacun ira du détail de ses vacances, ponctuées cette année de péripéties inédites à ce jour, tantôt frustrantes, tantôt tragiques.
Pour ma part, je m'imagine résumer cette semaine de moto de la sorte :
- Avec un pote, on a rejoint la Camargue par les parcs nationaux.
- Ah ! Chouette ! Et après ?
- Ben après, je suis revenu ici comme un gros manche faute d'avoir eu les couilles d'envoyer ma démission par SMS pour pouvoir rouler jusqu'à ce que ma moto tombe définitivement en panne du côté d’Oulan-Bator ou de Phnom Penh ou de Clermont-Ferrand.
Pourquoi faut-il rentrer de vacances ?
Plus d'infos sur la saga de l'été
Si vous avez manqué les précédents épisodes :
- l'épisode 1 : Roadtrip moto : Dijon-Camargue 1 : pourquoi faire simple ?
- l'épisode 2 : Roadtrip : ma moto-école préparée rallye-raid
- l'épisode 3 : Roadtrip : le Jura mouillé du haut en bas
- l'épisode 4 : Roadtrip : la motarde rebelle
- l'épisode 5 : Roadtrip : comme une moto qui rouille
- l'épisode 6 : Roadtrip : ma moto d'étable galère
Commentaires
Mélancoliquement beau.
25-08-2020 07:50Et injuste. Forcément.
Un rêve de Moitessier?
25-08-2020 08:32Tout le côté dramatique et désespérant des vacances... C'est mieux avant, pendant ou après ? En attendant, vendredi départ pour le tour de la Sardaigne, on verra au retour quel sera notre état psychologique. Avant, c'est un peu l'euphorie...
25-08-2020 09:18Merci.
25-08-2020 09:22@bronco: je n'ai pas eu assez des vacances pour finir "la longue route". mais j'y reconnais l'esprit en effet.
On en est tous réduit à la même chose, espérer et attendre les vacances puis déprimer jusqu'aux suivantes en maudissant ce mode de vie qui nous oblige à travailler sans voir ce qui nous entoure. Mais après tout, n'est-ce pas grâce à ça que nous apprécions tant ces moments de liberté et de pouvoir voir la beauté du monde qui nous entoure?
25-08-2020 09:52L'homme blanc, passé la trentaine, a peur d'être pauvre. Il travaille pour avoir quelque argent. Il s'emmerde au boulot, et pense à ses vacances. Pendant les vacances il rêve de vagabonder indéfiniment et voudrait disposer de revenus suffisants pour le faire. Il se voit bien encore jeune et déjà retraité, mais tous les indicateurs économiques et sociaux annoncent clairement le contraire pour les décennies à venir. Il retourne bosser en trainant les pieds et sa peine. Il commence à nourrir une dépression qui ne va rien arranger, prisonnier de sa veulerie et de son irréalisme.
25-08-2020 11:41Illustration en chanson !
25-08-2020 11:56[www.youtube.com]
Je suis ps trés fan du chanteur mais j ai trouvé trés beau son dernier album !!!!
Poétique et mélancolique, encore une chouette chronique.
25-08-2020 14:40Dans mon cas, j’enchaîne le retour d'une traite le dernier soir après avoir retardé l'échéance du départ. Je roule de nuit et bois exceptionnellement une à deux canettes de boissons énergisantes. ça le fait jusqu'à 3 à 4 h du mat. A 4 h 00 du mat c'est pas le même blues... mais le lendemain c'est le même retour à une vie de contraintes familiales et pro... mais fuir les emmerdements n'est pas une solutions... les régler oui. bonnes ballades moto à tous.
@Kronik: Pourquoi faut-il rentrer de vacances ?
25-08-2020 19:31Ne serait-ce que pour redécouvrir d'un ½il nouveau tous les beaux coins autour de Dijon pour faire de la moto !
aoué, pas bête...
26-08-2020 07:55prochain défi : Beaune-Montbard sans mettre les roues sur une départementale ; je fais tout à la communale ou au chemin de terre : )
avec le Bourgeman?
26-08-2020 10:19nah, avec Lapin-Lap1 : le Bourgeman nous a quitté il y a deux ans.
26-08-2020 10:43(deux ans déjà ! l'album-souvenir collector, des témoignages exclusifs de ses proches, des révélations stupéfiantes sur sa vie, etc.)
"Ben après, je suis revenu ici comme un gros manche faute d'avoir eu les couilles d'envoyer ma démission par SMS pour pouvoir rouler jusqu'à ce que ma moto tombe définitivement en panne du côté d’Oulan-Bator ou de Phnom Penh ou de Clermont-Ferrand."
31-08-2020 09:16Merci pour cet éclat de rire et superbe conclusion pour cette humble aventure dont le récit m'a tenu en haleine cet été.
Supprimer les vacances serait une chose bénéfique pour tout le monde.
01-09-2020 21:52Supprimer les vacances revient à supprimer la mélancolie et le blues du jour d’avant le retour au taf.
Supprimer les vacances serait bénéfique pour la sécu.