Kronik roadtrip Dijon-Camargue 5 : comme une moto qui rouille
Les villages que nous traversons me rappellent que comme les hommes...
Le feuilleton de l'été Dijon-Camargue - Episode 5
Les villages que nous traversons me rappellent que comme les hommes, ce sont les petits qui trinquent en premier. C'est triste comme une moto abandonnée qui rouille sur sa latérale.
La France a fichtrement changé. Nous entrons, gaz coupés, dans un village à l'agonie. D'où est partie la maladie ? Des mines de Lorraine ? Des manufactures de l'Allier ? Faut-il ajouter à la charge virale la lèpre télévisuelle qui fabrique des asociaux éperdus ?
Encore roulant, je donne un petit coup sur le sélecteur pour passer le point mort et coupe le moteur. Mon ER-5 de rallye-raid, sur l'élan, vient mourir sur le parking vide devant la mairie. La place est agréable, à l'ombre de son grand tilleul qui a dû voir au moins trois guerres et des milliers de mariages.
Des commerces ne subsistent que le bar-tab' et la boulangerie : des jeux et du pain, voilà ce qui résiste. La boucherie ? Trop cher. La droguerie ? Saignée par un Bricotruc. La mercerie ? Ruinée par les pauvres mains du Vietnam ou du Bangladesh.
Débarrassés de nos casques et de nos blousons, nous parcourons à pas lents les trottoirs, sans dire un mot, ainsi qu'on traverse un cimetière. Comme nous déchiffrons des noms sur des tombes, nous lisons les vieilles enseignes. Aux carreaux de faïence multicolores, nous devinons une ancienne confiserie reconvertie en échoppe qui écoule des choses qui font toc. Là-bas, c'est une jolie boutique à façade de bois peinte qui a essayé de faire galerie d'art avant de devenir le royaume d'un unique fauteuil qui perd son rembourrage sur une moquette sale.
D'anonymes industrieux tentent, avec des panneaux de couleurs, de conjurer leur mauvaise fortune. Ils organisent des bals, des marchés, des rencontres : le salut est dans la force, l'inertie, l'opiniâtreté du groupe, toujours. Je trouve touchants ces soubresauts, ces têtes qui refusent de s'incliner dans ces villages qui font la manche.
La boulangère au désespoir
Nous passons devant la boulangerie. Celle que j'imagine être la boulangère est assise sur une chaise en plastique devant un ventilateur, avec son bébé nouveau-né sur les genoux. Son aîné est à ses côtés, accroché à son t-shirt jaune-vert criard. A droite, un présentoir en fil métallique avec des cartes postales racornies. Sur le mur du fond, un portrait en noir et blanc de Bob Marley. Je saisis au vol le regard de cette mère, perdu au loin. J'ai en mémoire les yeux d'une autre femme prise en photo pendant la crise des années 30 aux Etats-Unis ; je ne pensais pas les revoir aujourd'hui, en France.
Le pathétique me touche plus que la misère. Pourtant, je ne suis pas inquiet : le chaos précède le renouveau. A la place des vies à fausses paillettes que fourgue la téloche -ou pire : les ficelles tragiques des réseaux sociaux- voilà que nous est donnée l'occasion de prendre la vie en pleine tête ; collectivement, nous pourrions nous apercevoir que ce n'est pas si désagréable ni dur.
Rouler, mais avec la bonne moto
C'est un peu comme descendre d'une de ces motos modernes avec plein de boutons au guidon et un manuel d'utilisation de 400 pages pour monter sur une ER-5 et s'apercevoir qu'un seul disque, 50 chevaux, deux aiguilles sur le compteur et des amortisseurs que je pourrais mieux régler mais je m'en fous suffisent pour prendre du plaisir sur nos routes.
Je m'attends à voir survivre mon ER-5 mais disparaître les motos compliquées d'aujourd'hui, tuées par leur électronique impossible à réparer. C'est aussi pour cela que je n'ai pas hésité à l'enfourcher pour cette pérégrination, sûr de pouvoir parer à ses bobos ; j'aurais rechigné à faire de même sur une machine compliquée, même neuve : quel gadget va m'immobiliser sans que je puisse rien faire sinon appeler la dépanneuse ?
Rouler, mais avec le bon motard
Nous revenons, toujours à pas lents, vers les motos. Gérald a la présence d'esprit de ne pas dire un mot. Je lui en suis reconnaissant ; je n'aime pas les gens qui parlent dans les cimetières.
Je lance le moteur. L'échappement fait entendre son sifflement caractéristique. L'aiguille du compte-tours oscille légèrement. J'essuie une tache sur la vitre d'un rétro.
Cette boulangère triste me rappelle combien il est nécessaire de prendre soin de ce qui est, de ceux qui sont. Des potes, des copines. De tous ceux avec qui je peux faire bloc, grâce auxquels je peux continuer d'avancer. Dans le doute : se cramponner à sa dignité.
Nous sortons du village sur un filet de gaz, un peu comme on referme doucement la porte de la chambre d'un malade.
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Commentaires
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11-08-2020 07:56Humble et digne.
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Merci.
J'ai traversé maintes fois la France par les toutes petites routes ces dernières années, et rencontré souvent cette désolation de villages mourants. Le plus fort que j'ai vu est un village entier, non pas mourant mais mort. Et pas un hameau, un village, avec mairie église et école, dans le Lot je crois, totalement abandonné dans la fournaise de la canicule de l'été 2019. Nous nous sommes arrêtés, avons déambulé dans les rues désertes, puis sommes repartis, sans avoir vu ni entendu âme qui vive, sans avoir repéré le moindre indice de vie (voiture stationnée, affiche récente, vitrine faite, jouets d'enfants...). Du coup, j'avais imaginé d'acheter ce village devenu inutile ! Mais pour quoi en faire ? Un semblant de royaume comme l'Empereur Smith de Lucky Luke ? Mieux aurait valu un projet structuré pour relancer une activité humaine en ce lieu, mais je n'en avais ni l'idée ni le temps. Nous sommes repartis avec le sentiment de laisser un cadavre au bord de la route.
11-08-2020 10:24On va bientôt nous bassiner avec la rentrée littéraire. De plans de com' en concours d'ego, on va nous vendre et revendre des histoires en copier/coller, à la mécanique souvent trop bien rodée. Et là, comme à presque chaque fois, dans une simple chronique de site presque lambda , on se bouffe 2G de poésie véritable, sans ambages, toujours bougrement bien léchée. Chaque virgule semble travaillée à la gouge d'un geste maitrisée, elles apportent un regard cru sur un monde qu'on pourrait pourtant penser cuit. Bien sûr, ça parlera davantage à de vieux étalons de réforme, mais qu'est ce que c'est joli. Merci, merci, et merci!
11-08-2020 10:55Faut combien de Marc Lévy pour faire un demi KPOK?
11-08-2020 11:10Je tempère sur Marc Lévy et ses semblables : en vendant -par je ne sais quel enchantement- des dizaines de milliers d'exemplaires, ils contribuent à rendre possible, financièrement parlant, l'édition de livre moins populaires.
11-08-2020 11:46Donc, de ce point de vue, Marc Lévy >> KPOK (qui pourrait se bouger le mulot pour tenter de renverser l'équation, sacrebleu !).
(je peux donner mon avis en toute objectivité vu que je n'ai pas le souvenir d'avoir lu une ligne de Lévy ou de Russo, par manque d'intérêt plutôt que par réflexe anti-consumériste, ce qui ne manquera pas de surprendre ceux qui me supportent)
Sinon : merci, la foule. Ce sont vos remarques agréables qui me font poursuivre, semaine après semaine.
KPOK, t'es pas le seul à n'avoir pas lu l'un ou l'autre de ces écrivains... Il y en a d'autres comme Gurdjief ou London ou Dard ou...
11-08-2020 11:57C'est vrai que c'est poignant de traverser ces vestiges déserts d'un temps révolu, en Haute Loire vers Champagnac le vieux on trouve également de ces hameaux vidés qui tombent en ruines au milieu de nulle part.
11-08-2020 14:25Ayant grandi dans les années 70 - 80, j'ai bien conscience d'avoir connu, moi aussi, tout un monde qui a disparu par petites touches, puis par grande louche, viendra mon tour, sans regrets, j'aime pas trop le monde qui vient.
Tempo largo, balancement laborieux pour ce tarissement des attentes, cet étiolement des âmes. Tes mots en résonance avec cette journée léthargique et caniculaire d’août déserté.
11-08-2020 16:01Ouf, tu rouvres les gaz, insufflant un maigre espoir de résurrection à partir de ces braises agonisantes…
Merci pour ces lignes
Que tout cela est vrai et joliment écrit !
12-08-2020 12:29La vie dans les villages et dans les campagnes reviendra aussi sûrement que les gens fuiront les villes à taille démesurée.
12-08-2020 23:40Dans un futur très proche nous allons subir une forte contrainte sur l'approvisionnement en pétrole (pic de production passé en novembre 2018).
Bon pour les campagnes, moins pour la moto, fut-elle simple comme une ER-5. Profitons tant que le monde tient à peu près debout...
Belle Kronik.