Motardus perfectus
L'homme parfait n'existe pas, le motard parfait si
C'est un début de soirée à la rédaction. Nous ne sommes plus que trois, indécis à rentrer sous la pluie qui tombe. Les téléphones ont enfin cessé de sonner. Il coule dans mes jambes le poids d'une journée remplie. Je suis allé chercher trois verres dans le placard. Mon cerveau antique s'étonne de l'absence de feu de camp : l'ambiance est à l'intime dans la lumière qui baisse.
Je suis basculé dans ma chaise, les pieds sur le bureau. L'écran de mon PC masque tout le reste de la pièce. Nous sommes pour les uns les autres des voix qui s'élèvent de derrière de grandes plaques de plastique au dos noir.
D'une pichenette sur le clavier, je laisse Mark Hollis nous rappeler que la vie est ce que l'on en fait* (vidéo en lien).
- C'est une des chansons les plus tristes que je connaisse. Ça sent le mec qui essaye de se persuader que ce qu'il dit est vrai.
- J'ai toujours pensé que c'était un gros bobard : la "vie", ça n'existe pas. C'est une illusion collective, un truc qu'on fabrique dans nos têtes pour nous protéger de l'angoisse qu'on va mourir.
- Raison de plus pour vivre à fond, non ?
- Mouais. Fatigant.
- Ou alors vivre un rôle. Le rôle de sa vie. Un peu comme quand tu montes sur une bécane et que tu te prends pour Rossi parce qu'il y a un autocollant dessus.
- Rossi n'est Rossi que parce qu'il est persuadé, intimement, qu'il est Rossi et peut faire du Rossi. Ça marche aussi avec KPOK, remarque. Ou avec toi.
- La vache. Il est même pas 21 heures et vous attaquez déjà ? À jeun ?
Quelqu'un a un petit rire du nez.
Un silence. Quelqu'un soupire. Un verre se pose sur un bureau avec un son clair.
- Rossi : le motard parfait.
- N'exagérons rien.
- Il se donne quand même du mal.
- Attends… attends : c'est quoi un motard parfait ?
- Un type qui pète le chrono absolu quelle que soit la machine sur laquelle il roule ?
- La piste, c'est pas la vraie vie : c'est comme de la sociologie en laboratoire. Le chrono, c'est pour les gens sans imagination, les stupides comptables de la performance. Non, le motard parfait c'est…
- C'est pas juste le mec qui reste sur ses roues ?
- Aussi, ouais. Rester sur ses roues quoi qu'il se passe, c'est un bon critère. Ça suffit pas, mais c'est déjà ça.
- Le problème, c'est qu'à un moment ou à un autre, ton motard parfait descend de sa bécane et redevient un piéton, un mec comme tout le monde. Le couple motard-moto s'efface.
- Alors la question au bac philo 2021, académie de Croix-en-Ternois, serait : "est-ce qu'un motard parfait reste un motard parfait quand il est descendu de sa meule ?". Z'avez quatre heures.
Quelqu'un pouffe :
- J'imagine la tronche des profs.
- Ça serait une super occaze d'y aller à fond sur Nietzsche : le surhomme et le surmotard.
- Nietzsche aurait été un super préparateur de deux temps. Imagine le succès, après guerre, des monos 250 Platon à moteur Hegel-Nietzsche. Avec un nom pareil, ça raflait tout.
Rigolade générale.
- Z'êtes cons.
- Mais n'empêche, ça c'est une question : le motard parfait devient-il un homme parfait quand il a béquillé sa meule ?
- Nan : l'homme "parfait", c'est très nul comme concept. Ce qui rend possible le motard parfait c'est que sans sa moto, il revient à sa nature d'homme imparfait. Il a besoin de sa meule pour atteindre la perfection.
- Ouais, ça se tient : le motard ne peut être parfait que si c'est un homme imparfait. Comme ça on se retrouve avec une dualité qui rend possible la dynamique de l'être.
- Vous devenez chiants, là, les mecs. Je préférais Nietzsche en train de s'énerver sur un goujon de culasse.
Quelqu'un grogne en s'étirant. Raclement d'une chaise sur le sol.
- Bon, ben… ça se calme pas. Je vais rentrer sous la flotte.
Bruit d'un blouson lourd en cuir qu'on enfile.
Je ferme les yeux en prévision de la lumière qui va s'allumer dans l'entrée.
- Na zdroviè, lance-t-il en fermant la porte.
Trop tard, je réponds :
- K pobèdiè !
Le silence se prolonge. Je pèse plus lourd, d'un coup. Je retarde le moment d'enfiler mon blouson à mon tour.
Motard parfait.
Ce soir, je vais surtout être motard-mouillé-qui-fait-gaffe-aux-plaques-d'égoût-pour-rentrer-sans-encombres.
C'est fou comme un peu de pluie ramène à l'essentiel.
Commentaires
Lopette !
13-10-2020 09:56Non, désolé, je voulais dire : Gaffe, l'eau pète autant les motos que les motards, si on y prend pas garde !
13-10-2020 09:59C'est mons en le V, non ?
je suis étonné que Dieux, ou les dieux, n'interviennent pas pour reconnaître la perfection de Motardus Perfectus.
13-10-2020 10:45c'est de l'auto-évaluation?
Le parfait ? OK, fait !
13-10-2020 12:13(c'est bon)
13-10-2020 15:36
oui, la même chose mais mal rasé, en légère hyperventilation après cette série de virages et avec les freins qui font "tic-tic-tic".
13-10-2020 16:16"C'est fou comme un peu de pluie ramène à l'essentiel".
13-10-2020 16:49J'adore.
Pis alors...
"Nietzsche aurait été un super préparateur de deux-temps".
Ca y est, me voilà de bonne humeur.
Rossi, c'est plus ce que c'était. Ya pas longtemps, on collait sa photo en haut du Kronik et ça faisait 3 milliards de clics. Aujourd'hui, c'est la misère. Il faut que j'embauche une autre putà.
14-10-2020 07:40C'est qui, le p'tit jeune qui monte ces jours-ci ? Doohan ? Spencer ?
ah bon? c'est lui Rossi?
14-10-2020 08:44c'est un chanteur, non?