Kronik : Les motards de nuit
Je me suis arrêté dans un de ces bars ouverts toute la nuit
Je suis tombé dans un foutu traquenard
Début septembre, j'avais emprunté à nouveau l'ER-5 du bouclard. Je me suis arrêté dans un de ces bars ouverts toute la nuit. Je suis tombé dans un foutu traquenard.
Le troquet est vide, à l'exception d'un couple de motards. J'ai à peine remarqué leur machine quand j'ai béquillé. Un gros truc, avec des valises.
La radio du bar diffuse des pubs récitées par des gens sous amphétamines, entrecoupées par de la mauvaise musique. Je suis content d'avoir gardé mes bouchons d'oreille. J'exècre ces stations de radio.
Je vais manger un morceau, boire un jus et faire un arrêt-vidange avant de repartir. Chalon n'est plus très loin, mais j'avais un coup de barre ; il fallait que je me secoue un peu.
Pisser habillé en motard est un calvaire dans ces toilettes prévues pour les piétons : je ne sais pas où poser mon casque ailleurs que dans une flaque d'eau, mon blouson me gêne. Avec le pantalon de pluie baissé au niveau des genoux, je ressemble à un personnage secondaire de film d'horreur à qui tout le monde chuchote, dans la salle : "non, pas comme ça... tu vas mourir !" et paf il meurt, le froc baissé.
De retour dans la salle éclairée par des néons trop forts, je jette un oeil machinal à mon couple de motards. Ils grignotent une barquette de frites devant une bière qu'ils partagent. Il est grand et maigre, elle est plus petite et rondouillarde. On doit avoir à peu près le même âge : fin de la quarantaine. Ils ont des badges cousus sur leurs cuirs. Je les suppose Allemands ou Suisses.
Ils m'ont vu. Même avec le casque posé sur la chaise à côté de moi, ils ont remarqué mon blouson. Je suis surpris : c'est elle qui me fait un signe et me sourit. Je réponds de la main.
- Vous venez d'où comme ça ? me demande-t-elle.
Accent du sud : je suis toujours très fort pour faire des suppositions à côté de la plaque. Il faut que je réponde. Je n'ai pas envie. Parler par-dessus un comptoir à des inconnus me met mal à l'aise. Tu ne peux pas me laisser manger tranquillement ? Qu'est-ce que ça peut te faire de savoir d'où je viens ? Pourquoi me parles-tu ?
Je réponds dans une langue visiblement étrangère pour m'en débarrasser ? Je réplique évasivement pour décourager la poursuite de l'interrogatoire ? Je n'ai pas envie de taper la discute, ce soir.
J'ai réfléchi trop longtemps : je vois l'interrogation dans ses yeux. Je fais un signe vers mes oreilles et je dis, plus fort que nécessaire :
- Je n'entends rien avec les bouchons !
Zut. Maintenant il faut que je les retire.
- Nous on vient de Martigues, à côté de Marignane, entre Marseille et Arles, ajoute-t-elle comme si c'était important pour moi de bien les situer sur la carte.
Je hoche la tête.
- Vous connaissez ? insiste-t-elle.
- Je vais rarement au sud de Lyon, dis-je dans le secret espoir de doucher son visible enthousiasme géographique.
- On a pris l'autoroute jusqu'à Montélimar, mais après on a préféré continuer sur les petites routes, alors on a pris par l'Ardèche. C'est joli, l'Ardèche. Vous connaissez ?
- Heuh... plutôt le Bourbonnais, fais-je en comptant sur le fait que rares sont les personnes à savoir où se trouve le Bourbonnais.
Pas désarçonnée pour autant, elle poursuit :
- Nous allons chez ma soeur, à Troyes. C'est si loin ! Je ne sais pas pourquoi elle a déménagé autant vers le nord.
Pour fuir une frangine qui parle tout le temps ?
- Notez que c'est pratique, Troyes : on n'est pas loin de Paris et puis il y a les magasins d'usines. Vous allez à Troyes de temps en temps ?
J'ai besoin d'un miracle. Là. Maintenant. Promis, je ferai un pèlerinage sur la tombe de Soichiro Honda. En Buell s'il le faut.
- On voulait prendre un hôtel, mais on a décidé de plutôt tout faire d'une traite à cause de tous les gens qui ne respectent rien avec le Covid. Vous ne trouvez pas ?
Ça doit être pour une émission de téloche. Où sont les caméras ? Elle, dans un lieu clos, sans masque, qui râle après "les gens" ? Martigues-Troyes d'une traite dont un tiers du trajet de nuit ? Mon oeil.
- On n'a pas eu trop de circulation en venant, mais il y avait plein de camions arrêtés. Vous savez ce qui se passe ?
J'ai cessé d'essayer de répondre : elle est en mode "monologue automatique". Le jour où les auteurs à succès sont en panne d'inspiration, il suffit de lui confier un logiciel de reconnaissance vocale et hop ! Un bestséllère toutes les huit heures.
J'ai besoin d'un super miracle, même un qui implique des dommages corporels, genre un poids lourd qui oublie de freiner sur le parking et qui défonce la vitrine, ou une attaque de requins qui ont pris beaucoup d'élan en Méditerranée.
Son compagnon descend de sa chaise. Elle se tourne vers lui, surprise :
- On part déjà ?
Il fait oui de la tête. Il chuchote quelque chose que je ne saisis pas. En passant la porte, elle répond :
- Ben quoi ? Je faisais juste la discussion, ya pas de mal à...
La porte se referme, coupant la suite.
Je comprends pourquoi il préfère faire Martigues-Troyes à moto plutôt qu'en bagnole.
Je le soupçonne d'avoir menacé d'une mort horrible le premier qui mentionnera devant elle l'existence des intercoms.
Commentaires
au moins elle est pas méchante
20-10-2020 10:18Trop vu de films qui rendent dépressifs...
20-10-2020 11:43Tu devais être sacrément fatigué.
comment ça "en Buell s'il le faut" ? Non mais !
20-10-2020 12:08J'adore.
Je ne sais pas pourquoi elle a déménagé autant vers le nord.
20-10-2020 16:51Pour fuir une frangine qui parle tout le temps ?
Non ! Parce qu'à l'instar de mes parents... Puis de moi, un peu, en définitive aussi! Elle n'a pas compris qu'elle venait d'un pays de cocagne !
20-10-2020 19:17Là où les Co rivalisent avec le cagne-Art !
'Tain d'pays du Nord !
Que le cul vous pêle, comme on dit chez moi !
La motarde rondouillette, bavarde, allant du côté de Beuvardes, à pourtant cité une contrée, juste à côté de la côte bleue, où il fait bon d'aller s'y baigner... Et accessoirement d'être confiné...
Quand à Lyon et ses bouchons... Même pas en rêve ! Feyzin put-il toujours autant que la Mède ? Sise près Martigues ?
Allez, hasta luego ! Mais définitivement sur d'autres routes !
c'est tellement vrai.
20-10-2020 20:05je me sens toujours un peu mal à l'aise dans ces moments là.
t'as envie de calme, de manger tranquille, et tu te retrouves "obligé" de faire la conversation parce que tu n'oses pas envoyer paitre gentiment :)
ça m'a rappelé une Bd ta kronik, motomania tome 5
Pas très sociable le KPOK !
20-10-2020 21:18..Trouver le calme dans un bar ouvert toute la nuit n "est pas chose facile !
..et aprés on viendra se plaindre que les gens ne se parlent plus !!!
Ah, ce moment ou tu réalises que tu es piégé, coincé avec un(e) bavard(e), obligé de l'écouter raconter sa vie...
20-10-2020 21:33Avec en prime le regard amusé des autres qui semblent dire "c'est ton tour mon vieux".
Ce genre de scénario doit exister depuis qu'il y a des bars et des bavard(e)s.
20-10-2020 22:35Et encore, le début était pire il y a 30 ans, on n'avait que des combinaisons de pluie 😁.
"Avec le pantalon de pluie baissé au niveau des genoux, je ressemble à un personnage secondaire de film d'horreur à qui tout le monde chuchote, dans la salle : "non, pas comme ça... tu vas mourir !" et paf il meurt, le froc baissé."
21-10-2020 08:54Tellement Vrai!
Oh putain des martégaux ! Fallait le faire !
21-10-2020 14:03