Le bouclard vire clandestin

Toute la France est fermée. Toute ? Non : un petit bouclard résiste

Toute la France est fermée. Toute ? Non : un petit bouclard résiste tant bien que mal à la pénurie de joints de vidange et le rationnement en 10w40.

Avant, on se garait devant la porte cochère, en épi : ça permettait de savoir qui y était. Sans s'être donné le mot, on va maintenant béquiller plus loin, sur la petite place ou le long de l'avenue. C'est que ça balance, en ce moment. Faudrait pas que mon mécano officiel s'attire des ennuis pour avoir maintenu un peu d'urbanité.

Chiffre d'affaires depuis 3 semaines ? -70 %. Pourtant, c'est presque le début de la saison des révisions de printemps. On "sauvera" peut-être Airbus et le Club'Med', mais il n'est pas dit que le ruissellement des largesses gouvernementales atteignent le fond de cette cour.

En temps normal, par une météo pareille, on devrait être tous dans la cour, dans la flaque de soleil à gauche de l'atelier, assis dans des transats aux toiles noircis par le cambouis, ou plus modestement sur des selles de motos à sissy-bar boulonnées à des cadres berceau. Mais la cour intérieure a des yeux et des oreilles. L'absence de vie sociale ne vaut que si elle est partagée par tous.

C'est pour ça que je suis surpris de voir mon mécano officiel sortir du local avec son transat. Devant mon regard étonné, il explique :

- Ah ! T'inquiètes : ils ont tous filé. Ya plus personne dans l'immeuble à part la gamine du troisième. Oui, oui ; même la vieille teigne : son fils est venu la chercher hier en bagnole. Paraît qu'ils ont une maison dans le Cantal.

Il rigole.

Je déballe mon sac à dos :

- Ça tombe bien, j'ai ramené de la tarte aux pommes.

- Chouette ! Fifi termine de faire couler un jus à l'intérieur. Tu arrives pile-poil.

- Faut qu'on profite tant qu'on trouve encore du café : trois mois de blocus et il va falloir se mettre à la verveine.

- Ho ? Tu crois ? Allez ! Dis pas de conneries ! Ils ont dit que c'était fini mi-avril.

Une voix râpeuse derrière moi :

- Passkeu t'y crois encore, toi, à sk'il racontent ? Ah ! T'es bien l'naïf, toi !

Fifi fait semblant de me donner un coup de pied aux fesses ; je l'esquive sans peine, d'autant qu'il porte un plateau où s'empilent des tasses dépareillées, pas toutes très propres et un pot de café fumant.

- Ça va, le traître ? me demande-t-il ; il me charrie à propos du scooter.

- Tiens, v'là le plus fin mécano de la Côte d'Or ; je le charrie à propos de ses exploits en mécanique.

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Mon mécano me regarde :

- Tu as quoi à faire ?

- Bah… Une p'tite réviz' rapide, vidange-filtre-soufflette dans le carter de transmission. Ça urge pas, c'est plus que comme ça, ça sera fait.

- Faut que je regarde pour les filtres : certaines références commencent à manquer.

- Ha ouais ?

- Vé, vé. Au pire, je peux aller direct chez Honda. Peut-être qu'ils me dépanneront.

Le porche grince. Gérald passe la tête par l'ouverture. Il s'approche, presque sur la pointe des pieds, la mine soucieuse :

- Z'êtes là ? Faites gaffe : y rigolent pas avec les attroupements, dehors.

Fifi a les mains et la bouche occupées à se rouler une clope, donc il s'épargne une réplique que je devine goguenarde. A la place mon mécano répond :

- Ben pourquoi t'es là, alors, à "braver le confinement" comme y disent ?

- Ah mais c'est pas pareil, moi je viens pour prendre rendez-vous. Mais faut faire attention : paraît qu'il ont déployé des drones.

Fifi s'esclaffe.

- Ouais, trois minutes devant les caméras de télé pour flanquer la trouille aux ploucs et puis ils les ont remballés. Mon pauv' Gégé, faut que tu déscotches de devant ton poste : si c'est pas des conneries, c'est que c'est des bobards, ch'te dis.

Gérald hausse les épaules.

- N'empêche qu'ils suivent les gens avec leur téléphone et savent où ils vont.

- C'est pour ça que j'ai laissé le mien à la maison, répond Fifi.

- Pareil, dis-je en palpant ma poche vide.

Gérald se fige. Mon mécano lui colle une bourrade dans l'épaule :

- Allez ! Déstresse ! Y z'en ont rien à faire d'où t'es. Prends-toi un jus, plutôt.

Gérald ôte son sac à dos, farfouille dedans, en ressort un bocal en verre qu'il tend à mon mécano :

- Tiens, il nous restait des saucisses du barbeuque d'hier. Faudra pas trop tarder à les manger, par contre.

- C'est sympa, mais z'allez pas commencer à me nourrir, vous autres. Fifi m'a ramené un boeuf-pommes de terre, lui de la tare aux pommes, toi des saucisses. Je vais pas mourir de faim, les filles, rassurez-vous.

- Bah ouais, mais quand même. T'as dit -70 % sur les ventes, l'aut' jour.

- Tu crois que je n'y ai pas réfléchi ? Au pire, je liquide ici, je rapatrie les outils et les bancs à la maison et on fera le bouclard dans mon garage, au black. Ça plus le potager, franchement, je pense m'en sortir aussi bien que vous. Ptète même mieux, tiens. C'est sympa de vous inquiéter, mais franchement, ya pas de quoi.

Le téléphone sonne. Il se lève pour aller répondre :

- Tu vois ? Les affaires continuent. Moins qu'avant, mais ça continue.

Il va pour franchir la porte de l'atelier, s'arrête et se retourne à moitié :

- Ah ! Merci pour les saucisses, Gégé.

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