Laisser ma moto dans la rue

Je n'aime pas laisser ma moto dans la rue. Comment vais-je la retrouver demain matin ?

Je n'aime pas laisser ma moto dans la rue. Comment vais-je la retrouver demain matin ?

Plusieurs fois j'ai découvert ma moto endommagée. Une fois la SV, relevée avec un rétro fracassé, le capotage de tableau de bord fêlé et une méchante rayure sur le réservoir. Une autre fois, c'était Tondeuze, ma moto magique, renversée là encore et qui a perdu son huile de boîte entraînant la casse du moteur.

Parfois, c'est juste la boîte de vitesse en prise, ou les leviers déréglés, ou des cendres de cigarette, ou des traces de boue sur les cale-pieds, parfois une marque sur la selle. Je veux bien entonner avec ce bon Pierre-Joseph que la propriété c'est le vol -et c'est vrai, s'approprier quelque chose c'est en priver le reste du monde, imagine un peu que quelqu'un décide que les couchers de soleil lui appartiennent, on aura l'air fin- mais quand même, ça fait chier -pour citer un autre philosophe, en l'occurrence monsieur Super.

Parfois, ça me fait sourire, quand je trouve des traces de pattes de chat sur le réservoir et la selle. Je n'arrive pas à m'indigner en songeant au greffier qui est venu profiter de la chaleur du moteur, lové en boule ronronnante sur ma moto. En voilà un qui sait exploiter les coproduits du cycle Beau de Rochas.

Mais le plus souvent j'éprouve une brusque montée de haine vis-à-vis du sagouin qui s'est permis de venir s'installer sur ma bécane. Très vite, des scénarios de vengeance exemplaire envahissent mon esprit, pourtant plutôt placide d'ordinaire. Moi aussi j'ai fait du cathé et j'ai bien pigé que l'Occident vénère un dieu vengeur et impitoyable quand on lui pète les roubignoles -demande aux habitants de Jéricho, par exemple.

Alors ouais, je m'imagine brandissant ma barre à mine divine à la face du pleutre qui se recroqueville et geint devant l'immensité de mon courroux. Mais ses suppliques seraient en vain : j'abattrais sans hésiter le lourd métal sur une articulation au hasard -c'est fou comme c'est fragile, un poignet.

Ouais.

Je ne suis pas très crédible en dieu sublime et vengeur, c'est ça ? J'admets. Un rétro, ça vaut un genou détruit pour la vie ? Pas sûr. Et ça, ça vaut seulement si le mec ne sort pas un surin. Parce que là, ça pue pour de vrai. Quand va-t-il revenir avec ses potes pour, à son tour, se venger ?

Je navigue sur le fil entre lâcheté et sagesse. Sûr de mon inaptitude au combat de rue. Pas sûr de mon bon droit -Pierre-Joseph, encore lui. Sûr que si l'on sait quand je commence une guerre, je ne peux pas savoir quand elle va s'arrêter.

Alors oui, à la machine à café, avec les potes de l'usine, je revêts ma cape de justicier infaillible et débordant d'auto-justification. Tous opinent, en rajoutent :

- Moi, j'y aurais pété les deux genoux !

- (tous en choeur) Ouais !

- Et moi, j'y aurais flanqué le feu à sa bagnole !

- (tous en choeur) OUAIS !

- Et moi, j'y aurais zigouillé ses mômes à la tronçonneuse !

- (tous en choeur) OUAI... heuh... hein ?

Ouais, c'est moche, l'effet de foule.

Banzaï Panda, mon gourou, me regarderait alors depuis le pas de la porte de son ashram en souriant doucement :

- Pinçampèr-Métrik, le dieu de la colère, ne peut te faire cheminer que sur la voie du deuil.

- Cool, merci du conseil. Et je peux lui envoyer la facture de mon rétro, du coup ?

Note bien que mon garage fermé actuel ne me met pas plus à l'abri des mauvaises surprises : quand j'en ouvre la porte, je me demande souvent laquelle va manquer à l'appel. Lapin-Lap1 parce qu'elle a encore de la valeur sur le marché ou Henri IV parce qu'elle est si légère qu'on peut la monter à deux à l'arrière d'un grand Scenic avant de prendre la fuite ?

Avec le parking, j'évite juste les cendres et les traces de pompes. Pour le reste, je fais confiance à l'adage : "si tu veux garder ta meule, il vaut mieux faire pitié qu'envie". Non, non, c'est pas un mantra de Banzaï Panda, tu peux te l'approprier sans crainte de te mettre à puer l'encens frelaté et le patchouli de contrebande.

Tout ça pour dire que le proprio de ma place de parking veut vendre son box -à un tarif qui serait une bonne blague s'il n'était pas très sérieux- et je vais donc prochainement devoir garer mes motos dans la rue, à nouveau ; la perspective ne m'enchante guère.

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