Kronik : Dijon-Dijon
Clarisse
Un roadtrip estival de 1.126 km en Honda CRF 250 L
Je suis dans la merde. J'ai fait une chute et la moto a quitté la piste. Impossible de la redresser. J'ai déchargé mon matériel, mais elle est encore trop lourde pour moi.
150 kilos avec les pleins, mais c'est encore trop. Impossible de redresser cette foutue bécane qui est allée se planter dans la pente après une chute dans un chemin pourtant roulant. J'ai pris un rondin glissant un peu de travers et vlan ! Par terre. La moto a raclé sur à peine deux mètres, mais ça a suffi pour engager l'avant dans un pierrier meuble et abrupt.
Je décharge ce que je peux pour l'alléger. La sangle enroulée au niveau de la colonne de direction me donne une bonne prise, mais je glisse dans les cailloux. Impossible de trouver un appui pour la remonter. Quand je tire sur la roue arrière, le cale-pied et le sélecteur raclent et je crains de tout arracher.
En vingt minutes d'efforts, j'ai surtout réussi à me fatiguer, à dégueulasser mes vêtements, à attirer les moucherons et les moustiques et à rayer les plastiques. La bécane reste obstinément le nez dans la descente.
Fais chier ! Là, je suis vraiment dans la merde.
Je sors la carte et fais le point. Où suis-je ? Où se trouve la maison la plus proche ? Si je pars à pied, est-ce que je peux laisser la moto ici ? Et où mettre mes affaires, maintenant ? Ils disaient sur les forums qu'il ne faut prendre une moto que l'on est absolument sûr de pouvoir relever même légèrement blessé, mais là, je suis bel et bien bloqué.
Sur la carte figure un hameau à environ deux kilomètres. Je planque le gros de mes affaires un peu plus loin et je pars à pied. Je regrette mes bottes de route, bien plus souples.
Le hameau est un groupe de trois maisons, aux toits réparés avec du bac acier. Des panneaux photovoltaïques. Un éolienne artisanale, rien qu'à voir l'empennage. Des bacs de fleurs et d'aromatiques. Une phytoépuration. Tout cela est de bon augure : je suis chez des gens civilisés. Un chien. Il n'aboie pas : il me regarde. Je m'arrête.
- Il n'est pas méchant, tu sais. Il s'appelle Hobbes, dit une voix enfantine qui provient d'un arbre bas, sur ma gauche.
Un commencement est un moment délicat. Je réponds :
- Hobbes ? Comme le tigre de Calvin ?
-Oui ! s'exclame l'enfant, en battant des mains, enchanté que je connaisse ce personnage de bande dessinée. Il reprend :
-D'où viens-tu ?
-De là-haut. Je suis tombé avec ma moto et elle est coincée. Tu crois que quelqu'un peut m'aider ?
Un silence : l'enfant doit réfléchir.
- Magali, oui.
- Magali ?
- Oui. Viens.
L'enfant saute à terre. C'est une fillette d'une dizaine d'années, les cheveux en bataille, habillée d'une salopette bleue, d'un t-shirt jaune délavé et de bottes en caoutchouc rouges. Elle se met à trottiner en direction de l'une des maisons. Je la suis. Le chien nous accompagne.
- Je m'appelle Clarisse. Ça veut dire "brillante". J'ai huit ans et demi, comme Hobbes. Nous sommes nés le même jour et il sait très bien nager, mais il n'aime pas les chats.
La capacité des enfants à sauter du coq à l'âne dans la même phrase tout en restant cohérent me fascine.
Elle s'arrête à l'entrée d'une grange et montre du doigt l'intérieur :
- Magali.
Je m'approche. Je vais appeler quand je m'aperçois de ma méprise : Magali est un cheval. Une jument, plutôt. Et d'un beau gabarit. Je me tourne vers Clarisse, interrogateur. Elle répond sans que je pose de question :
- Un jour, Magali a sorti la voiture de Papa du fossé. Alors ta moto, ça va être facile. C'est plus petit, une moto. Et puis elle est habituée, avec le débardage.
Je vais pour protester, mais Clarisse est déjà à la manoeuvre. Elle ouvre la porte du box, tire un tabouret près de la palissade, l'escalade et saute sur le dos de l'animal, à cru. Elle claque la langue et Magali avance.
- Prends la liure qui est là, me dit-elle en pointant du doigt une sangle de forte section suspendue à un piton.
Elle est lourde et munie de mousquetons. Liure ? Je ne connaissais pas le terme.
Clarisse claque encore de la langue et sort de la grange. Visiblement, c'est un exercice qui lui est familier. Je laisse faire : on verra bien.
Pendant tout le chemin, Clarisse continue de soliloquer à propos de son univers. Un geai apprivoisé, un hamster trop gros, sa nouvelle maîtresse d'école -ils ont une Montessori dans le coin. Elle mène la jument de la voix et des jambes. Elle m'explique que c'est son travail quand son père sort les troncs d'arbres des affouages. Pas étonnant qu'elle soit à son affaire.
Evidemment, nous remettons la moto sur le sentier en deux coups de cuillère à pot. 150 kilos, pour une jument de trait, c'est de la rigolade. Je charge mes affaires. Clarisse repart devant, toujours à cheval et je les suis de loin en tâchant de ne plus tomber.
De retour au hameau, j'hésite. Clarisse semble seule et je ne suis pas sûr qu'elle soit autorisée à parler à un inconnu, sans même mentionner la sortie à cheval. Et si elle se faisait gronder pour m'avoir tiré du fossé ?
En béquillant la moto, j'ai la réponse à ma question : à grand renfort de gestes, Clarisse est en train de faire un compte-rendu des événements à un homme qui doit être son père. Celui-ci hoche la tête, les mains dans les poches. Il n'a pas l'air hostile ou inquiet. Plutôt amusé, en fait. J'hésite. Il fait un geste vers moi. Clarisse part ventre à terre dans ma direction :
- Papa demande si tu veux rester ici cette nuit : c'est bientôt le soir. En plus, il reste de la crème au caramel. Mais pas beaucoup, déclare Clarisse d'un air déçu.
Comment refuser pareille invitation ?
- Allez ! Allez ! Et puis après on ira chercher de l'eau à la source. Je te montrerai : il faut des bidons, dit Clarisse en me tirant très fort par la main, comme pour m'interdire de décliner la proposition.
Commentaires
Rhaa c'est cruel de couper si brutalement cette belle kronik ! Vivement la suite
07-08-2018 08:16Merci Kpok, cette fois tu m'as fait rêvé.
07-08-2018 10:18Ah, ça fait du bien de lire une jolie histoire, vécue ! Et bien racontée.
07-08-2018 12:15Sur mon ordonnance:
07-08-2018 14:52Textes de Kpok et images de Lolocochet. ça me fait un bien fou..
Vive les progrès de la médecine!
sa grande s½ur devrait pas tarder a revenir des champs.
Génial.
29-08-2018 11:35