Marre de la bécane

Pas envie de sortir : ils m'ennuient avec leurs histoires de motards

J'en ai marre de la bécane. Pas envie de sortir : ils m'ennuient avec leurs histoires de motards. Je voudrais un truc nouveau, peut-être électrique.

Ce doit être ce faux printemps, l'hiver qui projette de se venger : j'ai envie d'autre chose. Un truc, juste derrière la tête, m'agace ; je cherche à regarder vers l'arrière de mon crâne en vain. Tu dois connaître cette impression : ya quelque chose qui cloche.

La moto dort au garage depuis deux semaines : presque un crime avec la météo. Mais bof, quoi. Trop lourde, trop de blousons à mettre, trop de casques et puis il fait quand même froid. J'aimerais... je ne sais pas, moi... Une moto qui ne serait pas une moto ? Une moto débarrassée de son casque obligatoire et des caisses qu'il faut faire gaffe partout tout le temps.

En dépressif accompli, je connais les symptômes : il ne faut surtout pas que je reste seul, il faut sortir absolument, aller voir du monde. Seul, je rouvre l'usine à broyer du noir -je suis dans le top 10 mondial, c'est officiel. Il faut sortir.

Mais ils me gonflent avec leurs discussions de motards, à raconter leurs histoires où il font "wabroo" et "gaaaaaz" et "merdmerdmerdmerd". Je les ai entendues tant de fois. Ou alors avec Vincent. Lui, il sait comment s'asseoir sur un bout de bitume et juste ne rien dire quand on regarde un paysage, un bout de route qui file tout droit en sous-bois ; s'arrêter, s'apercevoir qu'on est juste à côté d'une énorme fourmilière, on s'approche et les soldats nous ont déjà vus, ils ont les mandibules grandes ouvertes : même pas peur, carrément.

J'en ai marre d'avoir à me harnacher avant de monter sur la brêle. Marre du casque, des gants, du blouson, des bottes. Et s'il flotte ? Descendre au garage, ouvrir les deux portes, les refermer. J'aimerais faire comme avec le vélo : le sortir de la cour, passer sous le porche et hop ! Je suis dans la rue. J'appuie sur le petit bouton secret et je roule à 18 km/h sans pédaler. Je pourrais rouler plus vite mais 18 km/h c'est bien assez.

J'aimerais essayer un trike électrique, même si ça secoue plus que le vélo, forcément. Un trike avec le même bouton magique 18 km/h c'est suffisant, 25 km/h si je veux, 35 km/h si j'ai la piste pour moi tout seul. Même si maintenant c'est un an de taule et 30.000 balles d'amende si tu veux pas pédaler, c'est dans la loi, tu n'as pas le droit de ne pas le savoir.

Mais ce n'est pas encore tout à fait ça. Il reste les cahots. Malgré les pneus de grosse section pas trop gonflés, je me fais chahuter en selle. Je voudrais plus de fluidité, plus de calme.

Peut-être que je suis mûr pour la péniche, une de ces péniches étroites que l'on trouve sur les canaux de Grande-Bretagne et d'Ecosse. Coque tout acier, fond plat, dix à quinze mètres de long et un moteur qui fait touk-touk-touk (ou plutôt toka-tchouk toka-tchouk si tu écoutes mieux) comme une Matchless sur le ralenti quand elle est à bonne température.

C'est l'occasion d'apprendre de nouveaux noms : Russell Newbury, Perkins, les très anciens Bolinder et Gardner.

Je suis sûr qu'on a plein de points en commun avec les mariniers et leurs procédures de lancement très exotiques -démarrer un diesel à l'essence, amorcer les graisseurs de vilebrequin, mettre en pression l'injecteur mécanique, magnéto plein retard, décompresseur ouvert, sans oublier d'avoir pompé le coco dans le réservoir de jour depuis la cuve principale. Consommation ? Un litre cinq à l'heure à 7 km/h.

Ils ont aussi des histoires de mariniers, avec des gestes bien à eux, pour comme quand ils font signe qu'ils mettent gaz en grand. Des histoires d'écluses, de pilotage à l'aveuglette en plein brouillard, d'embouteillage. De course, aussi. Il n'y a pas de raison qu'il ne se tirent pas la bourre entre eux, même avec un bicylindre diesel de 4 litres, 18 chevaux à 650 tours/min (non, il ne manque pas de chiffre) qui se fait déposer par un gamin de cinq ans sur une draisienne.

En ce moment, je suis d'humeur à remplacer mon wabroo-wabroo par un placide toka-tchouk toka-tchouk au fil de l'eau en regardant défiler le paysage à la vitesse du piéton peu pressé.

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