Le Faiseur de motos
Le Rédacteur en Chefou Rédac' Chef : définition
Une bestiole mythologique
De toutes les bestioles mythologiques, le rédacteur en chef est sans doute le plus mal compris. Pourtant, c'est lui qui a façonné le paysage moto tel que nous le connaissons. Procédons à sa dissection.
Sous l'influence désastreuse du cinéma, le public imagine le rédacteur en chef soit sous la forme d'un Yoda à mocassins à glands et costume de velours côtelé de couleur incertaine, éventuellement avec une grande écharpe rouge pour compléter l'ensemble, soit -selon l'âge et la culture cinématographique du motard concerné- un mélange de Jonathan Jameson (le red'chef de Spider Man) et de Ben Bradlee (Les hommes du Président).
Cette image d'Épinal n'a bien sûr rien à voir avec la réalité. Le red'chef n'est ni un vieux sage qui connaît toutes les ficelles du métier ni un braillard qui fait trembler les murs (et les stagiaires) de la rédaction avec ses accès de colère -caricature du patron-sévère-mais-avec-un-grand-coeur-dans-l'fond qu'Hollywood affectionne. La réalité est bien plus terre-à-terre. Le red'chef, c'est soit le médiocre le plus ambitieux de la rédac', soit le pauvre gars qui n'a pas vu le coup venir et qui n'a pas osé dire "non" quand on lui a proposé le poste -erreur funeste.
Car en disant "oui", le tout nouveau red'chef se retrouve dans le triste rôle du confesseur/garde-chiourme/arbitre de l'équipe de bras cassés égotiques semi-alcooliques et de pousse-mégots prétentieux mais sans talent qui constitue ce que certains appellent pompeusement "la rédaction".
Cependant, ce serait aller bien vite en besogne de ne voir dans le red'chef qu'une sorte de sergent-chef en fin de carrière, affecté à la 7e Compagnie du 12e Bataillon de Peigneurs de Girafe.
Car le red'chef est bien le personnage le plus important du monde de la moto -après Soichiro Honda, évidemment.
En effet, c'est lui qui décide quelles motos seront mises sous le nez de motardus simplex et ce que ses rédacteurs diront à leur sujet.
Le red'chef est un faiseur de motos. Pas un fabricant : un faiseur. Ce qui change tout.
C'est lui qui va décider si le Journal va consacrer seulement deux pages ou bien plutôt six à la dernière Triumph 400. Si cette dernière revient deux mois plus tard dans un comparatif face à la Royal Enfield Hunter 350 et la Kawasaki Ninja 400, puis au printemps dans le dossier "quelle moto pour débuter ?" ou le "Top 10 des motos pour aller chercher le pain". Ou si, au contraire, elle est laissée de côté et n'apparaît plus jamais dans les colonnes après le premier article. Ce qui changera radicalement la perception de la petite Tromphe dans l'esprit de motardus simplex.
Je ne serais pas étonné que l'on constate dans les faits que les motos les plus populaires et donc les plus vendues sont celles qui bénéficient de la couverture presse la plus régulière -un peu comme le (sale) type qui est élu président est celui dont parle le plus les journaux -ce qui en dit long sur l'abyssale bêtise et l'absence de culture politique crasse de nos compatriotes.
En choisissant quels sujets seront traités, quelles motos seront essayées, dans quels dossiers, sous quel angle, le red'chef façonne le paysage moto. Il ne change rien à la réalité, il ne modifie pas les machines, il ne les rend ni pires ni meilleures, mais il fait mieux que ça : il a le pouvoir de changer la manière dont nous les percevons ; ce que nous disons d'elles ; la hiérarchie mentale des bécanes en concession.
Et ça, c'est un foutu super-pouvoir.
Oui, mais...
L'arrivée de l'Interweb a sacrément secoué le cocotier mondial et foutu par terre bon nombre d'organisations, dont les journaux. Le rôle de red'chef a bien changé depuis quarante ans. Chose impensable ne serait-ce qu'au milieu des années 80 : tout attaché de presse un tant soit peu sérieux a le 06 de tous les journalistes qu'il fréquente. La frontière entre la rédaction et le monde extérieur s'est amincie. Elle est devenue bien plus perméable. Ce n'est plus le sanctuaire farouchement indépendant du siècle dernier.
Enfin, GoPro est venu mettre un grand coup de latte dans tout ça, puisque maintenant Léa-Kévin Duboulet, avec une caméra collée sur le casque, peut se prendre pour un journaliste en postant ses exploits du quotidien ("Je GRILLE un feux ROUGE sous le néz des FILCS OLL LOL étoile-étoile-licorne-pétard-cadeaux-cadeau"), engrangeant ainsi un nombre de vues impressionnant, inversement proportionnel à l'étendue de son vocabulaire et la profondeur de ses analyses.
Et paf, le sanctuaire farouche (il faut dire les choses comme elles sont).
Le red'chef façon Ben Bradlee, le vieux singe à-qui-on-la-fait-pas équipé en standard d'un détecteur de coups fourrés infaillible, a quasiment disparu. Il a été remplacé soit par un triste comptable chargé de la mission impossible qui consiste à faire du fric avec un journal (d'où la blague dans le milieu : comment devient-on millionnaire ? On est milliardaire, puis on rachète un journal), soit un petit jeune persuadé que lérézosoçio ne sont pas l'union de la futilité et de la vanité et qu'il faut "y être".
Il y a quasiment trente ans, Netscape entrait en bourse. À l'époque, on aurait traité de parfait cinglé quelqu'un qui aurait parlé du monde tel qu'il est aujourd'hui, avec Internet qui a tué les journaux, la radio, la télé (ceux-là ne survivent que grâce aux subventions de l'État parce que ce sont des vecteurs de propagande encore fonctionnels), les vidéo-clubs, les cartes routières, les vide-greniers, les cartes postales, les appareils photo, les guichets de gare, les montres, les guides touristiques, les collections de disques, les employés de banque, le fax, le bouche-à-oreille, les magasins rigolos, les postiers, les téléphones sans mode d'emploi et les magazines de cul.
Et, aussi, les rédacteurs en chef.
Qui reprendra le rôle laissé vacant de faiseur de motos ?
Commentaires
Ralentir la marche du temps c'est possible? On disait la même chose de la marche du progrès et on me répondait que l'on ne peut rien y faire.J'en connais un qui achète religieusement sa revue moto et la stocke religieusement comme un témoin du passé.
13-02-2024 08:13Un qui n'a pas encore été touché par la fièvre internet, une incongruité dans le monde actuel où YouTube et les réseaux sont devenus une vérité intangible.
C'est bien connu les médias Main Stream,comme on les nomme pour faire cultivé, et bien ces médias ne disent que la vérité qui les intéresse.
De nos jours on s'informe vite et on passe aussi vite à autre chose comme si l'on ne pouvait plus arrêter la marche du temps qui va elle aussi de plus en plus vite.
La GS se vend-elle parce qu'elle fait la couve d'un mag moto tous les deux mois ? Ou les mag motos trouvent-ils encore des lecteurs parce qu'ils mettent la GS en couv tous les deux mois ?
13-02-2024 08:40l'équipe de bras cassés égotiques semi-alcooliques et de pousse-mégots prétentieux mais sans talent qui constitue ce que certains appellent pompeusement "la rédaction"
13-02-2024 09:00j'adore, tu dois avoir plein de nouveaux copains heureux de se reconnaître dans ces profils attirants
Attendez un peu une nouvelle société se profile mais elle avance masquée, entre la reconnaissance faciale et autres joyeusetés dues à l'IA, un bon nombre d'entre nous iront bientôt aux pâquerettes.
14-02-2024 08:05Belle autocritique : les gens achètent ce qu'on leur montre ! La GS se vend hyper bien car c'est du matraquage médiatique tout comme les grosses motos en général. Je suis surpris qu'on ne voit pas certaines motos dans les comparos comme la NX500, CBX500, Vosges 500/650, etc. J'ai la fâcheuse impression que depuis 15 ans, la presse moto c'est uniquement des articles sur ce que les constructeurs proposent à l'essai,aucune indépendance. C'est fini le temps où la presse allait chercher des motos dans les concessions pour faire des essais indépendants. Maintenant c'est toujours le haut de gamme à l'essai et pas n'importe quelle moto, c'est bien dommage
15-02-2024 13:28Excellent : moi-même journaliste et... rédac'chef d'un petit hebdo local, je ne peux d'approuver. Le seul bémol - mais je dois être un indécrottable idéaliste - est qu'un rédac'chef, en bon journaliste qui se respecte, a aussi une éthique. Si la moto est merdique, soit il le dit, soit il n'en parle pas. Point.
05-03-2024 13:00Ah au fait...
A la manière du point Godwin, toute discussion moto semble désormais tendre à converger à citer la GS en exemple. Le point GS sera donc attribué au premier à l'atteindre.
Tu le partageras avec Horneteur, qui a activement participé, je n'y aurais pas pensé sinon 05-03-2024 18:39
Même dans les kroniks, on n'est pas à l'abri du Point GS ? Diantre !
05-03-2024 21:26SURTOUT dans une kronik, défini par, je cite "100% mauvaise foi"
06-03-2024 09:34