L'adieu aux Scrogneugneux
Pas d'au revoir, pas d'adieux
Je vais quitter l'usine, couper les liens avec les Scrogneugneux. Je ne me fais pas d'illusions : malgré les promesses, je vais les oublier et reconstruire avec d'autres.
Dans quelques jours, je finis mes 18 mois d'intérim à l'usine. Je ne vais plus me lever bien trop avant l'aube pour assembler des bouts de voiture avec d'autres qui émargent sous le salaire médian et peuvent être virés sur un coup de fil. Je vais délaisser l'apparente prérogative de s'agiter en rythme pendant 7 heures 18 minutes devant une presse éléctro-pneumatique qui réclame à bips-bips aigus sa ration de métal.
Soulagement, donc, mais adieu les Scrogneugneux. Je vais vivre ces derniers regroupements sporadiques autour des machines à café. Trop tôt le matin, où on s'accroche à la chaleur du gobelet à défaut de tiédeur d'oreiller. Je croise des regards à peine plus réveillés que le mien. Nous haussons les épaules, levons les sourcils, pinçons les lèvres. J'ai souvent vu cette mimique fataliste chez ceux qui se demandent ce qui a bien pu leur arriver pour en être réduit à ça, sur le rebord de la planète, avec encore vingt ans de turbin à tirer -avant quoi ?
Je ne sais pas si je vais profiter ou me débarrasser de la corvée des adieux, fréquents dans cet endroit où les intérimaires arrivent et s'en vont. Je sais qu'on va se promettre de se revoir, d'aller faire un tour de bécane ensemble, de se prendre un pot à l'occaze. Mais je sens aussi que ce n'est pas vrai. Que la seule chose qui nous réunit, c'est le turbin ; en dehors, nous ne sommes que l'habituel amalgame aléatoire, avec la moto pour autre point de rencontre. Dans quinze jours, je serai redevenu un étranger, étranger à l'usine, ignorant des derniers potins, des dernières rumeurs qui font de nous un groupe homogène, soudé par la palabre, par les histoires de la ligne. Loin de la pointeuse, loin du coeur.
Et puis, avec lequel d'entre eux voudrais-je poursuivre ? Fifi, peut-être ? Sans doute pas Seb, trop taciturne ; Alain non plus : trop petit chef quand il roule. Christophe, parce que nous avons trouvé des points communs autres que le boulot et la bécane et parlons le même langage. C'est le social qui rend l'usine supportable ; qui rend presque tous les boulots de merde supportables. On tient à cause des potes, motards ou pas.
C'est d'autant plus dommage qu'ils sortent tous d'hibernation. Début mars à peine, à part moi il n'y avait que le 50 de Benjamin, le Peugeot 125 de Pascal et le XJ 900 de je-ne-sais-qui à peupler l'abri à moto. Maintenant il faut que je fasse attention quand je me gare, entre les MT, les Zède, les scoots 50 pourris et même une Harley à pots tout vides -si je le chope quand j'ai deux grosses pommes de terre sous la main, il va moins nous péter les oreilles.
Mon dernier jour au turbin : enfin. Mon successeur est formé, il m'a remplacé en tête de ligne. Maintenant, ce sont les autres qui plaisantent avec lui. J'ai tenté d'avoir l'air affairé, mais las, le chef d'équipe vient me chercher. Il faut remplacer un absent à l'autre bout de l'usine. Je prends mes affaires et le suis. Ici, les horaires de travail sont différents : ils finissent neuf minutes plus tard que nous. Assez pour que tous les copains aient vidé les lieux quand j'ai fini. Ma ligne est vide. Pas d'au revoir, pas d'adieux. Je suis seul.
Peut-être que ça m'arrange.
Commentaires
Cette chronique chante comme du gonzo à la Zola. C'est donc très juste. Il est si rare de rencontrer une belle âme au travail, surtout dans le brouhaha du capital.
08-05-2018 11:32Si tu cherches une autre expérience exaltante, enthousiasmante à un point qui te fera naître des souvenirs attendris de ces 18 derniers mois, et ça pour un salaire presque aussi mirobolant j'ai un plan ! Bon, c'est à Nîmes... Moi en tout cas ça me brancherait bien de te présenter mes potes Scrogneugneus ! La Dream Team !
08-05-2018 11:56Ce qui est cool c'est que tu vas avoir plein de temps pour écrire plein de Kroniks ! Sois fort !
Sympathique chronique qui m'a rappelé quand je bossais dans une usine, la moto en moins. Comme quoi quel que soit le secteur, l'ambiance usine reste la même
08-05-2018 13:31Je découvre par hasard: quelle plume! Superbe style, croquis d'ambiance savoureux, belle chute.Une gourmandise :)
08-05-2018 13:53j'ai vécu une dernière fois cette expérience, le 31 décembre de l'année dernière. Retraite le 1 er janvier 2018.
08-05-2018 19:17j'ai passé ma dernière journée, seul, mon fils m'a fait une visite surprise, cela m'a fait chaud au c½ur.
pas d'apéro, de discours, j'ai mis un terme à 50 années d'employé, d'ouvrier, de cadre, d'intermittent du spectacle, de gérant ( d'un magasin de motos), de moniteur de jets skis et de voile, je ne sais plus trop quoi encore.
je suis parti sans regret, sans me retourner, avec devant moi l'avenir d'une nouvelle vie faite de loisirs, d'improvisations, de plaisirs, limitée par les finances évidement.
je ne pourrai pas changer ma veille bécane de si tôt, mais es-ce ma priorité ? tant qu'elle démarrera quand je le lui demanderai, l'horizon se rapprochera toujours.
on the road again.............
Bien cette Kronik. Objective et pas facile.
Respect. 09-05-2018 06:38
Tellement vrai le coup de l'abri moto ! Exactement pareil en bas de mon bureau, vide jusqu'à il y a quelques jours à part ma KTM et une GS, et maintenant MT, Zèdes et Harley à pots vides !!! Jusqu'à la prochaine pluie. Pas de jugement, juste un constat.
09-05-2018 16:36Une chouette kronik, au fait des choses de la vie.
13-05-2018 08:53Une fin est toujours la porte ouverte à de nouvelles tranches de vie.
L'avantage c'est que les scrogneugneux en vieille bécanes il y en a bcp. Un monde d'opportunités du quotidien s'ouvre à toi (pas toujours fun mais c'est un truc de la fin du XXième siècle de penser que ns devons toujours vivre mieux).
Bonne continuation l'ami, au plaisir de te lire, te croiser sur une petite route et d'échanger quelques propos.