Dans un restaurant au soleil
Le coude à la fenêtre, ma moto en arrière-plan, la vapeur qui s'élève de la tasse de café, mes vieux gants en équilibre sur le casque, le blouson jeté dans le coin de banquette...
Je me suis arrêté dans ce restaurant. Je sirote un café : je suis en avance pour mon rendez-vous. Tout est calme et tiède derrière la baie vitrée.
J'ai pris place sur une banquette de moleskine rouge sombre. Le restaurant singe ceux des bords de routes en Amérique, avec une serveuse à queue-de-cheval, en tablier rose, qui vient faire le plein de café sans qu'on lui demande rien.
Bénédiction des bénédictions, il n'y a pas de radio ou de télé allumées. Des claquements métalliques proviennent de la cuisine ; quand une voiture passe, j'entends le chuintement des pneus sur la chaussée qui grandit puis s'estompe.
Il fait plus frais depuis fin octobre : je suis content de refermer les mains sur ma tasse. J'en serais presque à commander quelque chose à grignoter, comme un oeuf sur le plat avec deux tranches de poitrine fumée. Ce serait de la gourmandise : à destination, un déjeuner est sûrement prévu.
Le ciel hésite, entre nuages blancs et gris et trouées de ciel bleu. Quelques gouttes tombent ; il a plu un peu tout à l'heure. Un rayon de soleil très lumineux vient frapper la baie vitrée. Je sens tout de suite sa chaleur. J'aime bien quand il pleut en même temps qu'il fait soleil.
Les arbres, de l'autre côté de la route, se détachent sur un bout d'horizon gris plomb. Deux d'entre eux virent au jaune. Les cieux d'automne sont souvent beaux. Pour un peu, je ferais bien une micro sieste, bercé par les bruits de casseroles de la cuisine et des pneus sur le sol.
Rien ne presse : j'ai trois quarts d'heure d'avance. Je vis dans une espèce de parenthèse, libéré d'obligations immédiates. Je ressens une grande impression de liberté. Pendant ce temps, je n'ai plus de contraintes, rien à penser. Je profite de mon café, ébloui derrière la vitre, à regarder les arbres qui bougent dans le vent.
J'ai en tête un fragment de vers d'une poésie apprise il y a longtemps puis oubliée : "qu'éclairait un rayon de soleil arriéré". Je ne sais pas de qui c'est. Lancer une recherche serait du gâchis ; la réponse n'a d'ailleurs pas d'intérêt. Je reste avec cette sensation de plénitude.
Je me suis redressé sur la banquette. Je ralentis ma respiration. Du bout de l'ongle du petit doigt, j'essuie une goutte de pluie qui s'accrochait encore à l'évent de la mentonnière de mon casque. Le monde est plein de détails qui ne demandent qu'à s'animer sous des yeux attentifs.
Des personnes m'ont dit avoir atteint de tels niveaux de paix intérieure qu'elles ont pensé : "ça y est, je peux mourir maintenant, plus rien ne me retient". Je n'en suis pas là, mais j'ai l'impression d'approcher cet état de clairvoyance qu'elles évoquent. Sous mon regard, tout est devenu plus vaste, mais aussi plus détaillé.
Je distingue très bien le perlé des gouttes d'eau qui s'alignent sous le phare de ma moto. Elles bougeottent dans la brise. L'une d'elles se détache et accroche un instant le soleil dans sa chute.
Je resterais volontiers un peu plus longtemps ici, la tête vide, à ne rien faire sinon examiner la trotteuse dans sa rotation. J'aimerais être pris en photo à cet instant égotique, songeur, le coude à la fenêtre, ma moto en arrière-plan, avec la vapeur qui s'élève encore de la tasse de café, mes vieux gants en équilibre sur le casque, le blouson jeté dans le coin de banquette en face de moi. Oui, j'imagine très bien ce cliché.
~après vingt-quatre ans et huit mois à la première place de mon classement des ballades folk à écouter en boucle sur une île déserte, "Desolation Row" vient d'être détrônée par "Sad-Eyed Lady of the Lowlands". Bigre !
Commentaires
Moments de grâce comme on les aime, parfaitement retranscrit.
03-11-2020 09:02Par contre maintenant j'ai envie d'oeufs au lard.
il y a comme ça dans en haute marne un petit banc à côté d'un cours d'eau, où je me pose parfois pour pique-niquer au son des oiseaux et du vent dans les arbres. en général il passe deux voitures, et je redécolle à la troisième
03-11-2020 15:05C'est à ce moment qu'arrivent en trombe trois potes qui te lancent :
03-11-2020 15:58"Alors pov'tanche, tu viens te faire pourrir sur un 400 mètres? A moins que tu chies dans ton froc !"
C'est à ce moment que le tenancier mais BFM TV....
04-11-2020 14:17Top !
04-11-2020 22:54ça m'est arrivé une fois : peinard dans un troquet silencieux, et le patron pose une téloche XXL sur le comptoir et lance le Tour de France à fond.
05-11-2020 08:38