Sombre dimanche soir

Nous faisons tous la gueule. Pour un échec, c’est un échec.

Assis en rond dans la cour du Bouclard, nous essayons de comprendre où ça a merdé.

Nous faisons tous la gueule. Pour un échec, c’est un échec. Assis en rond dans la cour du Bouclard, nous essayons de comprendre où ça a merdé.

‒ C’est pas la fin du monde, mais ça fait drôlement chier, résume Fifi en jetant son mégot dans les dernières braises du barbecue.

Il a plu hier et ce matin. Il ne fait pas bien froid, mais le feu ne réchauffe pas seulement grâce aux flammes. Nous avons resserré le groupe autour du foyer : le singe de savane est facile à réveiller, surtout en cas de coup dur ; nous sommes l'aboutissement d’une incroyable et interminable lignée de survivants ‒mais ce n’est pas ici le sujet.

‒ On fait quoi, alors ? demande quelqu’un dans mon dos.

Gérald hausse les épaules, fataliste :

‒ Qu’est-ce que tu veux ? On y retourne et puis on verra bien. On va quand même pas laisser tomber, non ?

‒ Ça va finir par coûter cher, c’te connerie.

‒ Un "pognon de dingue", tu veux dire ?

La vanne ne fait plus rire personne, apparemment.

Je ne me sens pas trop concerné par le drame. Ce n'est pas mon projet. J'ai suivi de très loin, critique silencieux de la dépense d'énergie qui en résultait. Je me suis abstenu, comme on dit d'nos jours.

Non pas que je désapprouve, loin de là. Mais cela m'indiffère. Plusieurs ont tenté de me recruter, mais non : sans moi, merci.

Marc se lève :

‒ S'pas tout ça, mais y'en a qui bossent tôt demain matin. Allez ! Bisou, les filles !

Grognements, salutations et signes de la main divers autour du feu. Seb pousse sa Fazer hors de la cour pour démarrer dans la rue.

‒ Bon, ben... rebelote ? demande le patron.

‒ Moi, en tous cas, j'en suis, déclare Fifi.

Seb, resté silencieux jusqu'à présent, enchaîne :

‒ Moi aussi : j'ai envie de la voir rouler, c'te bécane.

Gérald lève la main :

‒ Allez ! Je ne bosse pas lundi, j'attaquerai le démontage. Normalement, le moteur est sur le banc lundi soir.

‒ Faut surtout vérifier si le vilebrequin a pris un coup.

‒ Sur Youtube, j'ai vu un tuto pour ressouder des carters. Yavait un gros trou et le type a tout réparé. Sur un moteur d'Hayabusa turbo, en plus.

Silence autour du feu. Le dernier intervenant c'est Benjamin, le fils aîné de Fifi. Un môme qui vient rarement au Bouclard, toujours le nez sur son téléphone, avec des produits chimiques dans les cheveux et un pantalon qui sort d'un crash-test.

‒ Ça ne se soude pas, des carters. Enfin pas ceux-là, assure Gérald.

‒ Si ! Le mec il soudait les carters après avoir fait une pièce en alu, réplique Benjamin qui, comme son père, n'aime pas être contrarié.

‒ Oui, sur Youtube, lui répond le patron. Mais dans la vraie vie, on ne fait jamais ça. Ça va re-péter immanquablement. L'alu des carters est bien trop fin. Il faut qu'on trouve des nouveaux carters, tout démonter, vérifier l'ensemble vilo-bielles-piston-soupapes et tout remonter. Normalement, en deux semaines, c'est faisable.

Benjamin retourne à son téléphone. Je suis un peu ennuyé pour lui : pour une fois qu'il relève la tête. Je me demande comment il voit la bande de potes de son paternel. Des grincheux bornés ? Des vieux schnoques qui n'y comprennent rien ? Des tontons encombrants seulement utiles quand il pète un truc sur son scooter et n'a pas envie de s'en vanter auprès de son père ? Je ne me rappelle plus comment je voyais les vieux quand j'avais 17 ans.

‒ Carters d'Hayabusa 1999. Ça va chercher dans les combien ? Tu peux nous trouver ça ? demande Fifi à Benjamin.

Le môme émet un grognement qui doit vouloir dire oui.

Par la porte ouverte du Bouclard, je distingue dans la pénombre la ligne d'échappement de la moto. La Buse a passé trois mois sur le banc, restaurée et remontée méticuleusement par Éric. Moteur, électricité, carénages : il a tout refait. On aurait presque pu remettre à zéro le compteur.

Mais il a dû oublier un truc. Mal resserrer quelque chose. Monter une pièce à l'envers... que sais-je ? Toujours est-il que la moto avait parcouru à peine quatre bornes quand elle a brusquement fait un boucan d'enfer avant de vomir sa bielle numéro deux par son carter inférieur. Coup de bol, Éric n'est pas tombé quand l'huile a repeint le pneu arrière.

Benjamin tend son téléphone à son père. Fifi fait une petite moue en regardant l'écran :

‒ Ça va... c'est moins cher que je ne pensais. À supposer qu'ils soient en bon état.

‒ On se cotise pour en offrir un bout à Éric ? demande Gérald.

Plusieurs mains se lèvent en signe d'assentiment.

‒ Je m'en occupe, fais le patron.

Je n'ai jamais aimé l'Hayabusa, par principe : c'est une moto inutilement rapide et puissante, un joujou pour ceux qui pensent qu'on va plus les aimer parce qu'ils auront plus de chwô. Mais je veux bien filer 50 balles pour qu'Éric remonte la moto de ses rêves.

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