Le coin caché

Les coins cachés sont rares et précieux, ces refuges pour le corps et l'âme où je peux souffler loin du monde.

Les coins cachés sont rares et précieux, ces refuges pour le corps et l'âme où je peux souffler loin du monde. J'en ai trouvé un : tu viens ?

Je ne te dirai pas où c'est, bien sûr : c'est un coin caché. Et puis c'est un peu comme un bon livre : c'est un plaisir égoïste qui ne se partage qu'avec parcimonie, avec un public choisi. Donc non, tu ne sauras pas où c'est.

On y accède par une toute petite route en bord de rivière. Elle tournicote entre une rangée de collines basses, mi-forêts, mi-pâturages. La voie est trop bosselée pour rouler vite et c'est tant mieux. Elle a la couleur blond cendré des routes peu fréquentées. L'accotement est en partie fauché : après une enjambée c'est un fouillis d'herbes folles dont je ne connais pas le nom.

Trouver où s'asseoir est compliqué, n'est-ce pas ? Il y a tant d'endroits qui ne s'y prêtent pas, tant d'endroits où personne ne pense à ralentir. Cela doit venir de très loin dans les âges de la Terre : savoir où s'asseoir si on veut survivre. Ensuite, les hommes sont venus et ont décidé de qui pouvait s'asseoir, où et combien ça coûte -plus tu as de fric, plus tu as le choix ; la perversité de cette société va se loger jusque là.

Nous arrivons bientôt : c'est derrière cet épaulement, quand la route enjambe la rivière -enfin, disons plutôt un large ruisseau. Le pont est un de ces ouvrages massifs en pierre, à trois courtes arches, dont l'épais parapet arrive à peine au niveau du genou. Son tablier est très bombé : il faut encore ralentir et le franchir presque au pas. Rien ne presse : nous sommes presque arrivés.

Ce doit être un reste d'enfance, quand je construisais des cabanes pour me protéger de tout ce qui fait mal. Je rassemblais dans un espace délimité mes biens les plus précieux : mes jouets préférés et ma boîte à trésors. Peut-être que c'est aussi cela que je recherche : l'écho de ce sentiment de sécurité profonde que je ressentais en écartant les pans de la couverture qui formait le toit des coins cachés de mon enfance.

Voilà : nous y sommes. Je coupe le moteur et béquille sur une petite langue de bitume qui borde un moulin abandonné. Nous n'allons pas plus loin. Je suspends mon casque à la poignée de gaz. Je fais quelques pas. De la main, je repousse quelques brindilles avant de m'asseoir sur une meule de pierre couchée. D'ici, je devine la vallée aux lignes fuyantes des arbres. Pas un bruit à part le grésillement des insectes. Les deux lilas devant la façade sont fanés, mais les buddleias vont bientôt prendre la relève. Près du ruisseau, quelques iris blancs. De l'autre côté du mur, je sais qu'il y a un rosier qui sent bon : j'irai tout à l'heure.

Je peux respirer et ralentir. Une buse fait des ronds dans un ciel presque sans nuages. Les feuilles de peuplier scintillent dans le petit vent. Les branches basses du cerisier me cachent de la route. Personne ne sait que je suis là. Je suis seul.

Ici, je sens que je peux rester des heures sans m'ennuyer. C'est toujours à regret que je remonte sur la moto. Je redoute que quelqu'un s'avise lui aussi de l'existence de mon coin secret et tomber nez à nez, confus, sur l'intrus.

Plusieurs fois je me suis dit que j'allais revenir avec mon hamac. Je pourrais le tendre entre les saules de l'autre rive, en bordure de prairie. Pourtant, j'hésite. Je ne voudrais pas être découvert et chassé. C'est si dur de trouver des coins cachés où sont rassemblés les quatre éléments en quantités idéales : la terre, plissée comme il faut, l'air en mouvement doux, le soleil qui illumine sans aveugler et l'eau qui glougloute le temps qui passe.

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