Chronique : Pour la traj'

Il a le même âge que moi : c'est son anniversaire aujourd'hui

On s'est rencontrés au collège. Une de ces amitiés évidentes, sans rien dire, comme si on s'était toujours connus. On a fait les même bêtises ensemble, étés punis pour les même motifs. Il n'y avait que des différences minimes au niveau des notes et des appréciations dans nos bulletins scolaires. Paraît qu'on vivait "sur nos acquis" : marrant qu'on ait "acquis" tant de trucs et que l'on se soit brusquement arrêtés en route, quelque part du côté du 2e trimestre du CP.

On n'a pas vraiment eu notre période "mob", question de thunes de son côté comme du mien. La bécane, ça nous est venu d'un coup, moi en flashant sur une GS 500 E (eh oui, déjà), lui sur la Dominator premier modèle, celle avec la petite grille de phare en plastique en option et les sorties de pots bronze. On se payait ensemble nos Moto Journal et Moto Revue que l'on dévorait en loucedé en cours, avec le magazine coincé dans le dos du voisin de devant, compréhensif, et qui devait, en cas de mouvement suspect du prof, se redresser légèrement pour laisser le magazine glisser hors de vue derrière le dossier de sa chaise.

Sans un radis, difficile de faire autre chose que de rêver à nos futures bécanes. Après la Dominator, il a craqué pour la CBR 600 et n'en démordait plus ("tu te rends compte ? 100 chevaux dans un 600 cm3 !", répétait-il, pas avare d'enthousiasme). Moi, comme d'hab', j'hésitais entre indécision et tergiversations. Trop ceci, pas assez cela. Du haut de notre inexpérience, nous récitions presque par coeur les argumentaires glanés dans les revues moto, acquérant petit à petit notre vocabulaire.

L'année de notre Bac, lui a réussi à convaincre ses parents de lui offrir le permis moto. Les miens ont tenu bon, et ne concédaient que le permis voiture. "C'est pas grave, tu monteras derrière moi, et puis de temps en temps tu pourras la conduire, je t'apprendrai", avançait-il pour me réconforter.

Forcément, avec les jobs d'été, difficile d'aligner les 80 Pascal qu'il fallait allonger à l'époque pour une CBR neuve. Il a dû se rabattre sur plus petit, moins cher, et surtout d'occaze une fois le papillon rose en poche. Il épluchait les petites annonces avec son grand frangin qui lui roulait sur une KMX noire et rouge faute de permis A.

Il a fini par dégotter une CX 500 bleue à pare-carters et valbondes -rapidement démontés à grand coups de scie à métaux. Il est venu me chercher le soir même de l'achat avec le casque de son frangin accroché au bras. On est partis pour notre première virée en banlieue. De Joinville, on a filé plein est : Champigny, Villiers-sur-Marne, Lagny. On s'est paumés au retour, galérant à sortir de Saint Maur des Fossés avec toutes ces boucles de la Seine qui se ressemblent.

Moi, permis B réussi, j'avais encore mes éconocroques de l'été, donc je me suis inscrit discrétos au début de l'hiver dans une moto-école pour passer le permis AL, estimant avoir plus de chances avec une 125 -d'autant que je pouvais emprunter la KMX du frangin -devenue DT-R dans l'intervalle- pour me faire la main.

Vers février, il me restait tout juste assez d'argent pour me payer une SR 125 ex-coursier à bout de souffle. Mais c'était toujours ça, et je pouvais à peu près "suivre" tant que l'on restait en banlieue. Sûr, mes parents tiraient une drôle de tronche, mais s'étaient laissés amadouer par le compteur qui ne dépassait pas le 120 km/h. Et puis pour aller à la fac, c'était autrement plus jouissif que la ligne 13, même quand il tombait des hallebardes.

Pendant 4 mois, on a roulé n'importe quand, pour n'importe où, qu'importe le temps. Lui faisait gaffe à ne pas me perdre dans les bouts droits. On bossait nos trajectoire, on freinait le plus tard possible (enfin surtout lui, parce que moi, avec les tambours de la SR...), on passait nos week-ends à Carole. Lui essayait de faire frotter les cale-pieds. Moi j'avais trop la trouille, surtout après avoir fait quelques tours avec sa CX qui, elle, freinait du feu de Dieu et tenait le pavé de manière inimaginable. Pour son anniversaire, il voulait une paire d'amortisseurs Fournalès et des durits "avia".

Il s'est tué sur une boucle de l'A86 du côté de Créteil un samedi matin.

C'est son frangin qui m'a prévenu. Au téléphone, il avait la voix de son père -30 ans de Gitanes maïs. Il m'a juste dit de venir, vite.

En rentrant dans le salon de leur petit pavillon, j'ai pas mis longtemps à comprendre. Sa mère était prostrée, tassée dans le canap'. Elle avait pris 15 ans d'un coup, et secouait la tête de droite à gauche comme si elle cherchait à sortir d'un cauchemar. Son frangin avait les yeux dans le vague, le visage tout gris et n'arrêtait pas de répéter en se tordant les mains : "c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma faute...".

Les flics venaient de repartir avec son père, voir ce qui restait de son fils qui avait pris une barrière de "sécurité" pleine balle. Affolante paperasse au pire moment, quand ton môme dort dans un de ces frigos pour êtres humains qui ne désemplissent jamais.

Je crois qu'ils n'ont jamais ouvert le procès-verbal de l'accident.

Alors oui, l'enterrement. Sa mère dans une chaise roulante, les jambes littéralement sciées. Son frangin m'a dit qu'elle n'avait pas quitté sa chambre depuis une semaine. Son père avait cessé de parler, sinon par onomatopées. Moi je n'avais rien à dire. Il y avait un gros trou dans ma vie. Sur le cercueil, j'ai jeté le double des clefs de ma bécane accroché à celles de la sienne. La veille, on était passés avec deux copains sur les lieux de l'accident. J'ai accroché mon bandana vert à la rambarde. On fait des monuments funéraires avec ce que l'on peut. De la chute, il ne reste que trois griffures discrètes dans le bitume, deux cônes à l'endroit où lui et sa moto ont tapé la rambarde, et quelques bouts de plastique bleu.

Il a le même âge que moi : c'est son anniversaire aujourd'hui. Sauf que je suis deux fois plus vieux que lui maintenant : il n'a jamais eu 19 ans.

Sylvain
Mort pour la traj'.

NB : c'est tout menti du début jusqu'à la fin, en fait. Désolé. Je n'ai jamais eu de copain proche qui se soit tué à moto. Et je n'ai aucune envie d'en avoir jamais. A part peut-être le fils de Fabien, Christophe, qui s'est viandé sur l'A4 au guidon de sa SV 650 S il y a quoi ? Cinq ans ? Il était mécanicien moto et s'était occupé d'une des miennes. Encore un qui n'aura jamais 25 ans. Quelques autres sont passés au ras de la cata, moi y compris, plus les innombrables fois où ça aurait pu très mal se passer, et où l'on ne s'est aperçu de rien.