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Il s'appelle Bruno

Un de moins au Bouclard

Il s'appelle Bruno et sa greffe n'a pas tenu. C'était il y a quatre mois et je ne l'apprends que maintenant. Un de moins au Bouclard.

Il s'appelle Bruno
Il s'appelle Bruno (c) photo : Jhovani Morales

Il s'appelle Bruno et je me demande pourquoi les gens mettent cette phrase au passé quand ils parlent d'un mort -comme s'il s'appelait autrement aujourd'hui, ou qu'il avait perdu son prénom.

Il fait partie de l'autre équipe, celle que je connais mal : les crosseux et trialeux qui bricolent au Bouclard. Ils forment un groupe à part. Ils viennent avec leurs motos sur des plateaux et roulent le dimanche sans plaque ni clicos. Nous sommes les vélotafistes et les randonneurs, ils sont les vététistes, si ça te parle aussi.

Je me souviens bien de Bruno parce que la moustache 'guidon de vélo' est rare, de nos jours. La soirée était bien avancée -une de ces nuits de début d'été où l'on n'a pas envie de quitter l'assemblée, de défaire le petit cocon que l'on a tissé depuis que le soleil est couché.

Il nous a annoncé ça d'une voix très calme, posée, celle de quelqu'un qui réfléchit depuis longtemps à quelque chose et a réussi à tout résumer en quelques mots ; qu'il allait mourir rapidement s'il ne trouvait pas un donneur ; que l'opération allait être longue, peut-être quinze heures ; que trois chirurgiens allaient se relayer devant son ventre ouvert, un peu comme les trois pilotes d'une équipe aux 24 Heures ; qu'il devait se tenir prêt à partir dans l'heure pour Paris en ambulance.

Ça m'a fait un choc dans la poitrine.

Il a levé la main et a ajouté, comme pour s'excuser :

- Mais ça va. Ça va même très bien. J'ai l'impression de vivre comme jamais. Je me lève le matin et... tout est fantastique. Le café a un goût incroyable. Je repasse tous mes vinyls : j'entends plein de trucs que je n'avais pas remarqué avant. Je vous écoute depuis tout à l'heure et je me dis que j'ai énormément de chance d'être ici, avec vous. Ca me... boaaah !

Il finit sa phrase sur un geste partant de la poitrine, comme une explosion lente qui est montée vers le ciel.

Il a eu un petit rire :

- Désolé, j'ai plombé l'ambiance. Sérieux, les copains, je ne me suis jamais senti aussi bien et vivant et rempli que depuis quinze jours que je sais comment ça va se passer. J'ai de la chance, vous n'imaginez pas...

Les crosseux remisent leurs motos vers octobre : ils purgent leurs réservoirs et leurs carbus et mettent tout sous housse jusqu'en avril. Ils reviennent alors, font des vidanges et des réglages et repartent jusqu'à l'automne.

Je n'avais pas demandé de nouvelles de Bruno. Je me dis que si j'ai besoin de savoir quelque chose, la vie se débrouille pour me l'apprendre d'une manière ou d'une autre.

C'est exactement ce qui s'est passé. Laurent me demande :

- T'es là samedi ? On fait le truc pour l'anniversaire de Bruno.

- Ah, cool ! Comment il va ?

Silence.

- T'es pas au courant ?

Silence.

- Il est mort cinq jours après l'opération. Rejet de greffe. Tu savais pas ? Il a demandé à être débranché. C'était début août. On t'avait pas dit ? Il a voulu qu'on fasse un truc pour son anniversaire, ici. Il a vendu sa Yam' et filé les sous au Patron pour qu'il achète du matériel pour l'atelier. Il y aura son ex-femme et ses deux mômes.

J'ai froid dans le dos. J'ai l'impression d'être tout petit.

Laurent colle son poing fermé contre mon épaule :

- Non, non, non, gros : faut pas être triste. Il est parti heureux, après avoir dit au revoir à sa famille et aux potes qui ont pu aller le voir. Moi j'y étais pas, mais Nico m'a dit qu'il était super-zen jusqu'à la fin, à lire une bédé à son bout de chou dans le lit.

Je regarde mes bottes. J'ai le nez qui coule. J'ai besoin de m'enfuir vers un coin sombre et d'être seul. Mais Laurent me retient par l'épaule. Il s'est penché et cherche mon regard par dessous :

- Allez, gros. Allez ! "La tête haute", il disait, le Bruno. "Je m'en vais, la tête haute". Allez, gros. Relève la tête. Allez.

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Attention Kronik ! 100% mauvaise foi ! Ceci n'est pas un article ni une brève (voir historique si nécessaire). L'abus de kronik peut être dangereux pour la santé de certains. Ne pas abuser.

Commentaires

Tony35540

Vraiment poignant !

31-10-2023 07:45 
Goupil62

Malheureusement, nous avons tous vécu de telles afflictions, parents, amis, proches.

A te lire, certains souvenirs me reviennent ...

31-10-2023 08:29 
Daniel_San

Une fois n’est pas coutume : 100% bonne foi.
Bel hommage. Beau courage.

31-10-2023 08:37 
Meuldor

J'avais déjà pris de l'avance pour la Toussaint. Il me restait quelques larmes... Je viens de les écouler.

31-10-2023 11:30 
Picabia

C'était ma pauvre maman que j'ai accompagné jusqu’à son souffle final.
Elle n'avait pas eu la vie facile, juste la satisfaction d'avoir bien élevé son môme.Ensuite difficile de voir la vie autrement que de se souhaiter des moments heureux.
Merci Kpoc de nous rappeler qu'il n'y a pas que la moto dans la vie.

31-10-2023 12:26 
Vastenov

Belle philosophie de vie ce Bruno. Qu'il repose comme il est parti, en paix ✌

31-10-2023 12:35 
Aristoto

Très belle chronique... peut-être la meilleure depuis que je te lis. Respect pour sa fin de vie à Bruno.

31-10-2023 13:25 
inextenza

Bon anniversaire Bruno.

Et bon courage au Bouclard pour le célébrer tel qu'il le souhaite. Parce que, après tout, là aussi nous devrions continuer de parler au présent.

31-10-2023 14:28 
oso

Poignant, j'ai le cas au taff. L'angoisse quand il arrive en retard. Comme Bruno, il est sur une liste. :o(

01-11-2023 00:11 
Bee Loo

Belle chronique en effet. Mais les trialeux, eux, ne remisent pas leur moto pour l'hiver !

03-11-2023 15:36 
chourave

Merci

10-11-2023 00:29 
l'haricot

On est peu de chose...

10-11-2023 13:53 
 

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