Les bruits du Bouclard
Maintenant qu'on n'a plus le droit de ne rien faire et surtout pas de se réunir, on se retrouve au Bouclard pour continuer de vivre
L'ambiance est morose, tu t'en doutes. Je squatte le canap' râpé en sirotant un café. Les yeux fermés, j'écoute.
Maintenant qu'on n'a plus le droit de ne rien faire et surtout pas de se réunir, on se retrouve au Bouclard pour continuer de vivre tels les animaux sociaux que nous sommes. Comme au printemps, chacun apporte un truc à grignoter ‒une demi-tourte aux pommes, le fameux crumble rhubarbe-groseilles de Sylvie, quelques crêpes. La machine à café à glouglou, avec son autocollant Michelin pour faire tenir le couvercle cassé, tourne dès huit heures du mat'.
On s'est retrouvés dimanche, malgré la pluie. Presque tout le monde est là, les Onze Piliers du Bouclard, comme je nous appelle. Au printemps, on avait tous aidé à déblayer le rez-de-chaussée. Fifi était venu avec son estafette pour qu'on dégage l'amoncellement de vieux pneus, de lignes d'échappement, de cadres et de bouts de carénage entassés au fond. Il reste encore des bricoles, mais on a gagné une place folle : on peut travailler sur deux motos de plus.
‒On s'attaque au grenier ?" demande Fifi, plein de l'espoir de remettre la main sur des flancs de selle de XJ neufs que la légende raconte se trouver dans un carton quelque part là-haut.
‒On n'a qu'un mois et vu le bazar qu'il y a..." répond Gérald avec une moue dubitative.
‒Penses-tu ! Y vont nous maintenir bouclés jusqu'à Pâques, ces saligauds !" lui balance Fifi, qui ne décolère pas depuis fin octobre.
Je me désintéresse ostensiblement de la discussion : je déteste les déménagements. Là-haut, il y a un cirque innommable, avec des trucs qui datent de quand le Bouclard était un atelier de réparation d'électroménager.
Je vais m'affaler dans le canap' défoncé. Je résiste à l'envie de mettre mes bottes sur la table basse : ça fait râler Éric, élevé dans les traditions. Les mains serrées autour de ma chope de café refroidissant, je ferme les yeux et me laisse bercer par l'ambiance sonore de l'atelier.
C'est fou comme certains font du bruit, quand ils bricolent. Mais les plus tapageurs ne sont pas ceux que l'on croit : Fifi pose toujours un bout de carton sur l'établi pour ne pas faire de gros "klang ! klang !" quand il change d'outil. À l'inverse, Bastien amasse tout un tas de glingues sur le banc, ce qui déclenche des avalanches assourdissantes chaque fois qu'il vient attraper la clef à pipe qui est tout en dessous.
Gérald, lui, est fidèle à son image : chaque outil est reposé doucement ; ils sont presque alignés devant lui et en nombre limité, rarement plus de cinq. Éric, pour éviter de se battre pour la dernière clef à oeil de 10, arrive avec sa propre mallette d'outils, dans laquelle il est interdit de se servir ‒seul Gérald peut piocher dans son stock.
En ce début d'après-midi, le Bouclard entre dans sa routine de claquements et de raclements métalliques, de grognements et d'onomatopées, de respirations qui s'alourdissent lors des tâches qui demandent de la précision, de bruits de bouche propres à chacun. Avec un peu de patience, je pourrais tous les identifier ainsi.
Tous ces sons me bercent ; je somnole, ramené à la conscience par un vacarme plus fort ou inhabituel. Quelqu'un pompe pour faire monter le banc du fond. La machine à café chuinte, maintenant qu'elle a fini de glou-glouter. Des pas se rapprochent puis s'éloignent en direction de la réserve. Le téléphone sonne dans le bureau, dont la porte frotte avec un frou-frou caractéristique sur les dalles de moquettes sales qui ne sont conservées que parce qu'elles étouffent le boucan.
Je suis souvent surpris par l'atmosphère de convivialité sans manières qui prévaut au Bouclard, alors que c'est un lieu hostile à la vie, plein de poisons, d'odeurs désagréables ‒que ça pue, la vieille huile de fourche !‒ de métal inhospitalier, d'objets tranchants, de fragments de plastique et de verre.
Pour l'instant, le Bouclard tient. On subventionne son propriétaire en rapportant des restes de plats ‒il faut les présenter comme des restes "sinon-ça-va-se-perdre" pour sauvegarder les apparences‒ ou en imaginant des tarifs de location pour les ponts levants que l'on utilise à la moindre occasion, que la moto en ait besoin ou pas.
Le Bouclard est une faille dans le système, un bug dans la marche des choses, un infime caillou dans la chaussure des maboules de Bruxelles.
Un raclement de semelles près de moi. Quelqu'un s'affale en soupirant dans le canap' à côté de moi. Chiffonnement de plastique, bruit de papier : c'est Fifi qui s'en roule une. S'il va la fumer dehors, je sais qu'il l'allume à l'intérieur, comme une sorte de défi. Son briquet craque. Il me met une petite tape sur l'épaule.
- Faut profiter, gars. Faut profiter tant que c'est encore là", me murmure-t-il en se relevant.
Tout à coup, j'ai très froid.
Commentaires
c'est vrai que c'est inimitable cette odeur d'huile de coupe plus ou moins cramée, de métal torturé par un veux tour parallèle ou une fraiseuse universelle récupérée du trésor de guerre.
12-01-2021 08:44si en plus il y a encore des pavés bois au sol, bien imprégnés d'hydrocarbures en tout genre, on est proche du nirvana
rhââââ lovely
Et un petit fumet de 2-temps hein ? Ça vaut pas une madeleine ?
13-01-2021 08:57Ya plus que des mécaboîte et des scooters, malheureusement. Tout le reste a disparu.
13-01-2021 15:02