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Kronik Championnat moto - Circuit 4 : Chauveau l'Ecluse

Jordan garde pour lui les impressions bizarres qu'il a parfois sur la moto...

Kronik estivale... à suivre tous les mardis...

JordanSous d'autres cieux, Jordan aurait compris ce qui lui arrive. Il aurait trouvé refuge vers l'âge de sept ou huit ans dans un monastère zen et aurait appris à trouver tout à fait normal d'être immobile en mouvement et non pas "chelou" comme il le pense aujourd'hui.

Jordan garde pour lui les impressions bizarres qu'il a parfois sur la moto. Quand il est si concentré qu'il a l'impression que c'est le circuit qui tourne et qui penche autour de sa moto devenue immobile. Quand il devient tout à coup très calme et qu'il a une vision de la manière dont les choses vont se passer une fraction de seconde avant qu'elles n'arrivent, avant que les pièces du puzzle, que les rouages de la mécanique étrange ne cliquettent en place, produisant le tableau parfait, limpide, de sa vision.

Il a sondé timidement son oncle qui l'a regardé d'un air interloqué. Jordan n'a pas insisté. Il a peur d'être fou. Or, il aime bien se retrouver dans ces états seconds où il sent les choses plutôt qu'il ne les subit. C'est dans ces moments-là qu'il réalise ses meilleurs chronos en piste. La victoire, c'est bien. Mais ce qu'il préfère, c'est se retrouver dans le "tunnel", comme il dit.

Chauveau l'Ecluse est son circuit préféré. Il ne sait pas comment, mais il gratte tout le monde dans le grand droit rapide qui se referme avant le freinage du pif-paf. Même s'il s'est fait faire l'aspi dans la ligne droite, il remonte toujours dans ce droit. Il se cale confortablement sur l'angle et laisse la moto remonter un peu pour qu'elle aussi profite de l'ivresse de ce virage. Il sent la moto vivre : elle pousse un peu sur ses paumes, comme un chien qui donnerait des petits coups du bout du museau.

Petit à petit, Jordan repousse ses limites, découvrant qu'il peut passer un peu plus vite ici, freiner un chouilla plus tard là. Parfois, il arrive à maintenir sa concentration pendant plus de deux tours. Et puis une pensée parasite vient tout démolir. Tout à coup il ne sait plus s'il est en trois ou en quatre. Il doute. Ça lui fait physiquement l'impression de crever la surface d'une piscine à 35 degrés et de se retrouver pris dans l'air glacé alors qu'il était si bien au fond de l'eau. Il panique un moment. Il veut retourner dans l'eau tiède, il veut reconstituer le bloc avec sa moto.

Aussi loin qu'il se rappelle, il y a eu des motos dans sa vie. Peut-être est-ce une très vieille mémoire qui remonte à son séjour dans le ventre de sa mètre d'où il entendait rugir les moteurs. Son père avait raccroché son cuir de piste mais roulait toujours sur une FZX 750 type 2JE bleue nuit -pour avoir le moteur de la FZ sans la tentation d'ouvrir comme en qualif', avait-il expliqué à sa femme. La plus belle moto du monde selon Jordan, jusqu'à ce qu'il croise une Ducati 748 -fils indigne !

Parfois, Tonton soupire en repensant à ces années-là. Il pointe du doigt le matériel du team de son neveu :

-Quand tu penses que Barry Sheene n'avait même pas ça quand il était champion ! Barry Sheene !

Jordan hausse les épaules. Il sait à peine qui est Barry Sheene, à part qu'il avait fait un trou dans son casque pour pouvoir fumer sur la piste. Quel débile !

En attendant, Jordan compte bien grimper au sommet du podium à Chauveau L’Écluse, comme l'année dernière : sa première victoire sur une manche du Soctra. Comme il l'avait savourée !

Dans un monastère bouddhiste, on lui aurait appris en une heure ce qu'il a mis deux ans à découvrir, péniblement : respirer profondément, calmer les battements de son coeur, rester attentif sans s'attacher à l'instant, desserrer la mâchoire, marcher les jambes et les épaules détendues, concentré sur les sensations de ses pieds.

Jordan n'a pas de stratégie de course. Trop compliqué pour lui. Son seul objectif est de finir devant tout le monde le plus souvent possible. Les chronos l'emmerdent. Les histoires de points aussi. Il veut juste être devant. Sans haine particulière pour le deuxième : il veut simplement écarter les gens qui se tiennent entre lui et un but un peu flou, difficile à cerner, un avenir meilleur, plus lumineux ou un truc dans le genre. Et retourner dans le "tunnel" le plus souvent possible.

Casquette et lunettes de soleil, un foulard mouillé noué autour du cou pour le rafraîchir, il a les mains posées sur le réservoir. Il détend ses épaules. Il fait de tout petits mouvements des doigts. Il ferme les yeux. Respire. Respire. Calme.

Tonton lui parle. Jordan écoute à peine. Il est déjà dans la course, déjà dans le premier virage où il faut prendre un poil plus près du vibreur qu'en course pour fermer la porte au suivant.

Il fait beau aujourd'hui. Jordan se sent léger. Il jette la jambe par-dessus la coque. Tonton lui fait toc-toc de la phalange de l'index sur le casque, leur petit rituel privé. Un moteur démarre derrière lui. Jordan baisse la tête, bascule un contacteur et lance sa MT-07. Sa moto prend vie dans un grondement familier.

Il expire profondément -dans un livre, il a lu que c'est ça ce que signifie Nirvana : soupirer profondément.

Jordan est prêt.

Suite la semaine prochaine... mardi...

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