Kronik Championnat moto - Circuit 3 : Flavigny
Un circuit pour bagnoles, avec de trop longues lignes droites semées de cassures et des vibreurs qui retiennent la flotte.
Tout le monde déteste Flavigny. Un circuit pour bagnoles, avec de trop longues lignes droites semées de cassures et des vibreurs qui retiennent la flotte. Mais Tonton a une idée.
Tonton, c'est le grand frère d'André. C'est lui qui l'a initié à la mob et au motocross malgré l'inquiétude de la mère et les sourcils froncés du père.
Leur bande de copains écumait les départementales du coin sur des mobs hurlantes. André avait tout de suite pris l'affaire très au sérieux. Il voulait rouler devant. Il voulait avoir la mob la plus rapide du groupe, mais pas seulement en ligne droite. Tonton avait arrangé ça.
Le week-end, ils accrochaient un jerrycan de cinq litres de mélange à leur tube de renfort de cadres et filaient à Flavigny suivre les courses. Voitures ou motos, ils n'avaient pas de préférences. André restait accroché au grillage du bord de piste pour bien sentir le choc des moteurs dans sa poitrine, dans son ventre. Il s'était dit qu'un jour, lui aussi serait champion.
Tonton préférait la mécanique, d'où ses études, ses diplômes et son boulot de metteur au point dans une usine de fabrication de machines-outils. Quand son petit frère s'était débrouillé pour rouler sur piste, il l'avait accompagné. Il fallait démonter la roue avant pour glisser la Honda dans la Renault Supercinq attelée prêtée par la grand-mère qui leur servait de chambre, de cuisine et d'atelier.
Aujourd'hui, Jordan est devenu son autre petit frère, son deuxième petit frère. Quand André a raccroché son cuir à la naissance de Jordan, il est brusquement devenu inutile. Quatorze ans plus tard, quand son neveu a commencé à courir, il s'est senti revivre. Il s'est lancé à fond dans l'aventure. Qu'importe si Jordan ne comprend pas tout ce qu'il explique : le gamin écoute et applique.
A Flavigny, Tonton veut tenter un coup pour gagner deux dixièmes. Ici, Jordan a des problèmes de vitesse de pointe. Impossible de toucher à la boîte, c'est dans le règlement. Mais même en affinant avec la transmission finale, la moto est soit un poil court, soit un poil trop long à fond de 6e. Alors il faut jouer sur l'aérodynamique.
Tonton est un chercheur. Il sonde les limites du règlement. Il le relit plusieurs fois dans l'année à la recherche de failles à exploiter. Il ne faut pas que ça se voit trop, cependant : les autres sont à l'affût, regardent partout. Surtout les carnes du contrôle technique : ici, à Flavigny, ils sont particulièrement retors et leurs décisions sont sans appel.
Tonton est accroupi devant la moto. Brusquement, il se lève et ferme les deux tentures d'angle pour protéger ses gestes des regards indiscrets. Tournevis en main, il desserre un flan de carénage et farfouille dans sa boîte à outils magique. Il lâche des bribes de phrases, en s'adressant à la moto elle-même :
- Et là, je vais te mettre une cale. Ça va élargir un peu ici et ça va améliorer les choses au niveau des épaules. Il faudra que le gamin soit bien planqué derrière la bulle. Donc on va raccourcir le dosseret pour qu'il puisse reculer. Et là, je vais repousser ça comme ça. Voilà.
Il se tourne vers son frère :
- C'est chiant qu'ils ne nous laissent pas régler l'assiette !
André ne répond rien. Jordan observe. Il ne comprend pas ce que fait son oncle. Lui, il sait juste piloter et dire ce qui ne lui plaît pas.
Tonton fronce les sourcils. Il se mâchouille la lèvre inférieure. Il tapote les flancs de carénage de la jointure de son index. Il répète :
- Ya moyen, ya moyen, ya moyen…
Jacqueline émerge du Citroën :
- A table !
Tonton lâche son tournevis sur le champ. Jacqueline déteste autant les retardataires que son beau-frère apprécie sa cuisine.
- Appelle ta sœur, dit doucement Jacqueline ; Jordan proteste mais sort son téléphone : Alicia a encore disparu.
Tonton part dans un de ses monologues techniques où il rêve de disposer d'une moto de grand prix, d'un atelier de 200 mètres carrés, d'un budget infini et d'une équipe de quinze mécanos. Seul André écoute et opine du bonnet. Jordan mange, songeur. Lui rêve de podiums et de victoire. Il s'imagine coéquipier de Carlos Pepino, son idole en Moto GP.
Le lendemain, alors qu'ils poussent la moto sur la grille de départ, Jordan écoute d'une oreille distraite ce que lui raconte Tonton sur l'aérodynamique. Il a juste compris le principal : dans la ligne droite, reculer à fond sur la selle et bien rentrer les coudes.
De l'autre côté du muret, Alicia regarde presque dans la direction de son frère. La casquette bien enfoncée sur les oreilles, elle ne redoute que le regard aiguisé de sa mère : son père ne voit jamais rien.
Alicia regarde la moto juste derrière celle de son frère sur la grille. La moto orange numéro 2.
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