english

Pour enfin rouler les poches vides

L'insouciance frise l'illégalité

j'aime rouler les poches vides, sans but, sans intention et sans horaire

L'insouciance frise l'illégalité, ces jours-ci. Je pense en sortant la moto que j'aime rouler les poches vides, sans but, sans intention et sans horaire.

Pour enfin rouler les poches vides (c) photo : WorldSpectrum
Pour enfin rouler les poches vides (c) photo : WorldSpectrum

La "normale" a autant de chance de revenir qu'un carbu à guillotine de passer Euro 5 : le futur qu'ils nous préparent prend des allures qui ne m'emballent guère. Alors que je sortais l'autre matin, j'ai tâté par réflexe la poche de mon blouson où je range d'habitude la muselière anti-amende. Voilà un bidule de plus à trimballer, après le permis de conduire, la carte grise, la vignette d'assurance, l'antivol et le gilet jaune ‒certains doivent y ajouter l'autocollant anti-pauvres pour que l'air sente bon.

De surcroît, il faut ces jours-ci concocter le bobard à débiter sans rire à la bleusaille désoeuvrée. C'est fou comme la population de grand-mères à l'article de la mort a brusquement "explosé" (comme ils disent) depuis quelques semaines. M'enfin à menteur, menteur et demi, pas vrai ?

Me voilà dans la rue et je songe qu'un des privilèges perdus est de prendre la bécane pour rouler au hasard, sans horaire de rentrée. Rouler les poches vides, sans m'inquiéter du plein, sûr que la moto me ramènera à bon port (le progrès ! l’électronique !). Comme d’autres remplissent une gourde d’eau et filent à travers champ à la découverte de collines inexplorées et de ruisseaux inconnus, je partirais dans une direction peu habituelle pour voir ce qu’il y a, là-bas, pour voir.

Cela me change de d’habitude, où je débéquille avec en tête une foule d’objectifs et de choses à faire : arriver à l’heure au taf’, passer par telle rue pour éviter le camion poubelle qui officie vers cette heure-là, ne pas oublier de faire de l’essence en rentrant, plier sous la selle le pantalon de pluie qui a servi hier, maintenant qu’il est sec, caser dans le vide-poche la petite serviette essuie-casque qui sort de la machine à laver, tout en gardant dans un coin de mémoire que la révision annuelle approche et qu’il faut que je demande à mon mécano pourquoi j’ai l’impression, à basse vitesse, de freiner par à-coups à l’avant, comme si mon disque était voilé.

A la place, je ferais un crochet par la pompe. Voilà : j’ai 300 bornes devant moi. En deux pleins, je pourrais être à la mer ou à la montagne.

La balade au lac de Settons m'a fait mettre le doigt sur un point auquel je n'avais jamais vraiment réfléchi : les nomades contrariés. Peut-être que je suis un nomade contrarié, forcé par les circonstances et les habitudes à rester à la même place alors qu'en fait j'ai en permanence la bougeotte et que je déteste me retrouver bloqué quelque part. Ce qui expliquerait aussi que, contre toute logique, je préfère sortir la moto même quand la pluie menace, plutôt que de prendre la voiture. Pour ne surtout pas risquer de me faire coincer dans un embouteillage, car que je déteste avoir du monde devant moi au feu rouge, parce qu'il faut que la route soit dégagée devant ma roue, sinon je suis mal à l'aise, parce que mon instinct me dit que la position la plus sûre, c'est tout devant.

Ce serait là la raison profonde, parfois agaçante, qui me pousse à démonter la tente tôt le matin pour me remettre en route. Je tente de me raisonner, de me dire que j'ai trouvé un endroit agréable où je pourrais passer quelques heures de plus. Mais non : il faut que je bouge, je dois reprendre la route.

D'où ma détestation du concept idiot de frontière ; mon allergie aux clôtures ; la rage qui monte en moi quand un sous-fifre exige un "passeport" -en quoi d'où je viens et où je vais regarde qui que ce soit, surtout coiffé d'un képi ?

J'entame bientôt mon deuxième demi-siècle sur cette planète et peut-être me faut-il réviser aussi l'a priori du domicile, de la sédentarité. Peut-être que je serai mieux sur la route, avec le minimum. Je fais déjà mentalement le soigneux inventaire du vital. Pour certaines personnes dont je fais partie, écarter le superflu est un passe-temps jouissif : comment faire "sans" ?

Au bout de cette idée, il n'y a plus que moi, les mains dans les poches, qui marche vers ma moto qui m'attend.

Plus d'infos sur les chroniques

Commentaires

waboo

T'aurais revendu ta start-up ou tes bitcoins... c'était bon.

25-05-2021 09:50 
Guepard92

Sentiment partagé par un motard qui a déjà attaqué son second demi-siècle sur la planète, on peut faire sans beaucoup de choses (surtout sans frontières) mais clairement pas sans moto.

25-05-2021 09:58 
KPOK

Mes Bitcoin-coin, je les garde pour m'acheter du Dogecoin-coin. Ha ha ! Y'en a là n'dans, non ?

25-05-2021 21:11 
Tortue Ninja

« Ne point errer est au-dessus de mes forces » écrivait La Fontaine.

Cette Kronik me renvoie à la jolie phrase.

Après avoir sillonné les routes nombre d'années (la femme de ma vie à 800km, puis chaque week-end le triangle Suisse – Paris – Lille), sans compter le « nomadisme professionnel » qui avait fait de moi un « everywhere », je suis devenu un « somewhere » maintenant que je suis bien ancré dans ce second demi-siècle de ma présence sur notre boule bleue.

Car à ma grande surprise, je me suis enraciné dans cette maison de famille, passée de maison de campagne, à mon terreau d'enracinement.

Pourtant, l'envie de prendre la route est toujours là. Que ce soit pour aller voir les lacs italiens, ou juste déjeuner avec des amis à quelques centaines de kilomètres. Voire « simplement » pour rouler le nez au vent. Nul besoin de prétexte, finalement.

Après tout, ce n'est pas tant son but que le voyage qui m'importe.

Moto, mais aussi voiture (découverte, bien sûr). Pas de « pedibus » (pour cause de genou HS), ni de vélo (je fais partie de ceux qui ont appris, qu'après le passage de la draisienne au vélo, on a eu l'idée d'adjoindre un moteur à ce dernier !). J'en ai soupé des moyens de transport où il m'est impossible de changer d'avis en cours de route.

Le gros 4 pattes se moque des limitations des ZFE, et ayant cessé la période citadine de sa vie, semble apprécier de s'ébrouer sur les petites routes de campagne (même si la rampe de carbus ne cesse de faire des siennes), comme les petits monos aiment s'ébattre dans les chemins champêtres. Le seul problème de l'une comme des autres restant l'autonomie, dans nos provinces où les pompes à essence ne cessent de se raréfier. Fini de tailler la bavette avec le pompiste un peu oisif en ce dimanche. L'échange se limitera à la voix synthétique de la pompe du supermarché...

Mon point d'attache reste néanmoins important. J'y ai des racines familiales, qui ont finalement pris le pas sur mes racines parisiennes.

J'en reviens à l'incipit du fabuliste. Il m'amène à une question : Plutôt que « nomade contrarié », ne serais-je en fait pas plutôt un « sédentaire qui ne tient pas en place » ?

En espérant tous vous croiser un jour, au détour d'une jolie petite route...

26-05-2021 11:25 
Bee Loo

Dans les régions peuplées de notre beau pays, prendre la moto se justifie d'autant plus quand il pleut, vu que dans ce cas-là les bouchons sont encore plus importants.
(dis-moi Kpok, tu me diras comment tu "fais de l'essence", tu dois faire de sacrées économies LOL)
PS joli texte Tortue Ninja !

27-05-2021 15:33 
 

Connectez-vous pour réagirOu inscrivez-vous

Louis