Chiche taïga
Je m'imagine en Sylvain Tesson bis
Je m'imagine en Sylvain Tesson bis, aux objectifs plus modestes : plutôt que six mois de Baïkal en plein hiver, j'irais planter ma tente pour quelques nuits au lac des Settons. La grande aventure à 50 bornes de chez moi, pas à 15 heures d'avion.
Je ne vois rien d'exceptionnel à l'écriture de Sylvain Tesson. Ça se lit, c'est certain. Il n'y a pas de raison que je ne puisse pas faire presque aussi bien, en affûtant un peu ma technique de la formule lapidaire et en donnant un coup de soufflette à mon dictionnaire des synonymes.
Moi aussi je peux soliloquer à propos des vertus du périple en solitaire par temps pourri, avec pour copain d'ivresse des averses et pour espoir l'horizon gris sale qui s'effiloche aux dents aiguës des sapins sombres. Moi aussi j'aurais pu décrire, pointilleux, le plat absolu du lac des Settons tôt le matin, tout fumant de brume, quand les oiseaux retiennent leurs chants dans l'attente de la prochaine calamité d'invention humaine. Moi aussi je peux passer des heures à m'ennuyer obstinément, le regard dans le vague ; à passer en revue, de mémoire, mon répertoire de chansons tristes.
À la place des ours, la bleusaille viendra probablement renifler ce vagabond, de ce fuyard maussade qui n'a pas les bons papiers pour être là où il est. Avec un singulier manque de courage, je remballerai ma tente en même temps que le discours d'une rhétorique sans faille lentement mûri sous mon crâne.
Moi aussi, j'aurais pu te brosser en préambule le pourquoi du lac des Settons, le lac qui a chauffé Paris. Régulièrement, il déchaînait une crue artificielle pour bousculer des troncs d'arbres vers l'Yonne puis la Marne. Un sale boulot, fait par des miséreux pour le confort des riches. Des chevilles et des jambes broyées, des noyés, des pauvres bougres qu'on ne retrouvait qu'à la décrue. Tout ça pour chauffer les beaux quartiers. En service pendant soixante ans, il a été tué par le charbon puis par le fioul.
Si tu viens là-bas, tu ne remarqueras sans doute pas qu'il est en deux parties. À la hâte, ils ont ajouté un parement supplémentaire : son barrage-jumeau, dans les Vosges, donnait des signes de rupture. Les blocs de granit proviennent d'une carrière distante d'une quinzaine de kilomètres, tirés par des chariots à boeufs.
Mais de quoi nous parle-t-il, cet animal ? On s'en fout, de ton lac et de ton barrage ! On veut plein de chevaux, des sliders qui frottent, des pots qui font wada-da-da-dada et du gros chrono qui claque.
Ah. Pourtant, les Settons, c'est un enfant des congés payés. C'est la Côte d'Azur des fauchés, des Parisiens qui n'ont pas les moyens de s'offrir la mer. Si tu passes dans le coin, arrête-toi aussi au Musée des nourrices, à Alligny-en-Morvan ‒enfin... s'il rouvre un jour. Du concentré de réalité humaine : la gestion des indésirables, des refusés à la naissance.
Si tu survis aux Settons en février, il ne pourra plus rien t'arriver. Son lent clapotis t'aura vacciné contre le tragique. Le prix de ton immunité ? Une pointe de froid perpétuelle, un ruissellement ténu mais intarissable de mélancolie qui te prendra dans le dos.
Dans quelques mois de cela, à l'automne 2021 ou 2022, ils vont vider le lac. C'est dans le programme de maintenance. J'aimerais bien y aller, pour voir d'un côté de la muraille le torrent rare, rugissant, plein d'aigrettes et d'embruns fous et de l'autre le lent reflux de l'eau sombre du lac qui sait qu'il meurt.
Je pense que je prendrai la 125, pour profiter des toutes petites routes du Morvan où 70 km/h c'est déjà bien suffisant, avec la tente et le tapis de sol en travers de la selle et mon super sac de couchage sanglé au réservoir.
Les Settons en février, c'est le Baïkal de celui qui n'a pas les moyens d'être sponsorisé par Gallimard, celui qui doit compacter les six mois de l'hiver sibérien dans les trois jours d'un week-end prolongé.
Par les temps que l'on vit, je me contente de cette chiche taïga.
Commentaires
Sincèrement, c'est ma kronik préférée. Pour plein de raison.
09-03-2021 07:36A commencer par le Baïkal.
Le froid.
La liberté
Et l'objectivité littéraire sans doute
vendredi dernier j'ai fait l'aller-retour entre Vienne et Chalindrey par les départementales, arrivée dans le brouillard et 3°C.
09-03-2021 08:32un beau pèlerinage, aussi.
sur le papier c'est complètement con, mais qu'est-ce que ça fait du bien, j'ai l'impression d'être ressourcé
Joliment ourlé
09-03-2021 11:52C'est marrant, j'avais repéré ce coin sur une carte l'année dernière, après que mon oncle m'en eut parlé comme souvenir de ses vacances de jeune parigo.
09-03-2021 14:08J'avais repéré des spot sur cette appli de camping sauvage pour y squatter quelques nuits. (Plutôt dans ma caisse, j'aurais emmené le canoë et le vtt).
Peut-être l'été prochain par contre, j'en suis pas encore a camper l'hiver, mais ça doit être plus calme c'est sûr.
en été, les abords du lac sont blindés : pour le "sauvage", c'est bof.
09-03-2021 15:26Pareil pour Pannecière, Panthier ou Grosbois.
Et merde ...
09-03-2021 15:35Moi qui commençait à me dire que non repartir en road trip cet été c'était pas raisonnable ...
Oh rien d'exceptionnel, pas de traversée en mode ma b*** mon couteau, juste de la balade et des copains à chaque arrêt.
Tu me titille, ça va mal finir !
Ca me donne juste envie de te payer une bière (Avé modération bien sûr!). Mais en même temps, en bon taiseux, j’aurais rien à te dire et je regarderai les aigrettes. Alors je vais garder ma bière et plutôt la boire à ta santé, et à ta vision plutôt juste de notre écosystème appelé société (oui c’est ça, comme le roquefort).
09-03-2021 20:00Ah les Settons !! Même en pleine canicule aoutienne, on y trouve la petite fraîcheur réparatrice !
09-03-2021 23:16Et puis Sylvain Tesson, c'est presque un anagramme :-D
Un bourguignon nostalgique
Moins soliloquant que S TESSON (qui peut-être agaçant parfois et attachant d'autres fois), mais beaucoup plus proche de nous. une des meilleures chroniques (à l'humour retrouvé) depuis quelques temps.
09-03-2021 23:18Merci pour ce petit moment de détente, de sourire et, d'instruction (intéressant cette histoire passée d'exploitation du bois pour les parisiens).
Oui : Tesson - Settons, je n'ai remarqué que cette nuit.
10-03-2021 08:29Il y a une suite dont je cherche encore la fin. C'est un peu long mais je me dis que peut-être je peux pour cette fois-ci.
Je ne suis pas assez téméraire pour poster des textes inachevés.
Idée rigolote de ces derniers jours : écrire à la main jusqu'à ce que mon stylo n'ait plus d'encre. Le récit s'achèvera sur un mot incomplet, une phrase inachevée, métaphore de la vie dont on sait rarement quand elle s'arrête.
C'est beau et mélancolique, mais comme dirait Audiard:
10-03-2021 18:42C'est curieux, chez les motards, ce besoin de faire des phrases !
Je ne sais pas s'il s'agit d'un anagramme... Mais on peut supposer, qu'en bon p'tit qui vint de Bourgogne : Sylvain, il bu tant à la bouteille, qu'à la fin, n'y tenant plus, il la cassa, et son TESSON brisa ! HA ! HA ! HA!
10-03-2021 22:57Joli texte. On dirait que tu en veux à Sylvain Tesson, quelque part ?
13-03-2021 11:24