Il n'y a pas plus bête et sourd qu'un jeune motard

Qui suis-je pour doucher leur enthousiasme ?

Si l'un de ces gamins rêve de se payer une R6... pourquoi pas ?

L'autre jour, je déjeunais dans mon resto officiel qui fait les meilleures pizzas à l'ouest du Rhin, quand entrent quatre motards. Parce qu'il est impossible de louper un motard qui entre dans un gastos : casque, blouson, bottes de piste qui font crouiiik crouiiik...

Les quatre compères s'installent à une table libre quasiment voisine de la mienne. J'ai beau avoir de l'Ian Brown dans les oreilles, ils parlent suffisamment fort pour que je ne loupe quasiment rien de leur discussion. Je me parie une part de tarte aux pommes que la discussion va démarrer avec le Motogépé. Gagné. Et si en plus l'un d'entre eux râle après Rossi, j'ajoute une boule de glace nougat sur la tarte. Cinq, quatre, trois, deux, un...

« Oui, avec une boule de glace nougat dessus, s'il te plaît », dis-je au serveur après ce court compte à rebours. Mes quatre directeurs d'écurie et commissaires de pistes suppléants commentent une course, probablement un Motogépé, mais je ne suis pas sûr parce que je ne reconnais aucun nom de pilote. Mon attention fléchit d'autant plus que ma tarte aux pommes arrive.

Je jette un oeil dehors : j'imagine que ce sont là leurs quatre machines. Une Gladius, une Zède de cylindrée incertaine, peut-être une FZS, puis une dernière moto cachée derrière les autres dont je devine à peine le garde-boue avant. Dire qu'il y a vingt ans, j'aurais sans doute pu déterminer de quelle moto il s'agit grâce à ce seul indice, puisque c'était l'époque où je compensais mon manque d'expérience par un savoir étendu sur les catalogues des constructeurs, au point que j'ai été surpris de me voir répondre un jour par un motard bien plus vieux que moi que non, décidément, il ne voyait pas de quel modèle je parlais vu qu'il se foutait un peu dudit catalogue. Et me voilà à sa place quelques semaines, quelques mois à peine -disons 240 et arrêtons de chipoter- à ne pas arriver à savoir de quelle moto il s'agit à la seule vue d'un bout de garde-boue avant et de m'en absolument tamponner le coquillard.

Un Moto & Motards a fait son apparition sur la table à côté de moi. Il s'agit de démontrer, tableau comparatif en main, que la Bidule est mieux que la Machin et que la Trucmuche est une merde. Je souris doucement : nous faisions la même chose jadis, avant de nous acheter autre chose parce que. Je les écoute remâcher les commentaires du rédacteur qu'ils connaissent sans doute à peu près par coeur. Ils brandissent les opinions de ces derniers comme si l'avenir de la planète en dépendait : il n'y a pas plus convaincu qu'un ignorant.

Visiblement, l'un d'entre eux se cherche une nouvelle moto. Je suis partagé : je suis à peu près sûr que je vais entendre des énormités, aussi j'hésite à remettre mon casque audio et à monter le volume pour éviter d'entendre ça. D'un autre côté, je suis fort tenté d'intervenir dans la discussion. Mais qui suis-je pour doucher leur enthousiasme ? Si l'un de ces gamins rêve de se payer une R6 pour tout un tas de mauvaises raisons -la principale étant qu'il pense ainsi avoir la puissance nécessaire pour ne plus se faire déposer par ses potes alors qu'il lui suffirait de faire un stage de conduite sur route pour arriver au même résultat- pourquoi pas ?

A l'époque, si un vieux schnoque m'avait affirmé que ce dont j'avais vraiment besoin n'était ni une GPZ, ni une SV, ni une ER-6 mais un Burgman 400 et voilà, je pense que je l'aurais envoyé chier.

Donc voilà. Paye-toi ta R6, môme. On en reparlera dans 20 ans.

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