Chronique : Futilités

A quoi diable peut bien servir un indicateur de rapport engagé ?

A quoi diable peut bien servir un indicateur de rapport engagé ? Je lis de-ci de-là dans la presse moto qu'il manquerait cette indispensable excroissance à bon nombre de machines commercialisées pendant mon absence. Pour rappeler aux étourdis qu'il n'y a pas de marche arrière ? Que "4", c'est le truc à peu près à mi-chemin entre "3" et "5" ? Pour ajouter un chiffre de plus sur ces infâmes tableaux de bord numériques où salade déjà un bon paquet de ses semblables - de préférence en Times corps 4, pour signaler aux myopes qu'ils ont oublié de chausser leurs lunettes ? Pour fournir un argument de plus aux commerciaux en panne d'inspiration* ?

Ou faut-il y voir le reflet de deux puissants moteurs conjointement à l'oeuvre dans nos sociétés "modernes", à savoir la trouille et le futile ?

-attention, mode : "sociologie à deux balles" engagé-

Depuis que les marketoïdes et les pubards ont compris que la trouille fait vendre (à un moment entre les deux Boucheries Mondiales du siècle dernier), ils nous la servent à toutes les sauces. Ce n'est pas moi qui le dit, mais des gens carrément plus intelligents et/ou diplômés que moi qui le prouvent. La trouille fait vendre des assurances-vie, des comptes d'épargne, des cigarettes à bout filtre, des matelas qui tuent les acariens, des ABS, des abonnements, des interphones, des gilets fluo, des extensions de garantie, des filtres pour l'eau du robinet, des armes, des disjoncteurs, des modes "veille", des magazines, des étuis de protection, des ordinateurs "mieux qu'avant", du dentifrice, des pare-feux, des billets du Loto, des maisons "HQE", des journaux télévisés, des groupes électrogènes, des bulletins météo, des portes blindées, des antivirus, des batteries "haute capacité", des vaccins, des films de q, des "cinq étoiles à Euro-NCAP", des insecticides, des airbags, des digicodes, des montres, des médicaments, des abris antiatomiques, des climatiseurs, des horoscopes, des sièges pour bébés, des chargeurs "rapides", des systèmes "tout-en-un", des téléphones mobiles, des antirides, des plats qui font maigrir, des jeux vidéos où c'est toi le plus fort... Tout ça, c'est de la trouille.

Et le marketoïde ou le pubard "combat" la trouille en vendant du futile. Dont des indicateurs de rapport engagé, qui lui aussi correspond à une trouille. La trouille de la perte de contrôle. La trouille de "ne pas savoir". La même qui me fait préférer les thermomètres d'eau aux jauges d'essence, parce que j'ai plus la trouille de voir mon moteur sur-chauffer (ça m'est arrivé) que de tomber en panne d'essence (ça ne m'est jamais arrivé).

Le seul intérêt que je vois à l'indicateur de rapport engagé est pour le pilote (sur piste, hein, pas ceux qui pensent être UNSTOPPABLE**) qui doit régler sa démultiplication finale en fonction des rapports qu'il utilise et ne saurait pas compter jusqu'à six -ya pas que des lumières parmi les rois de la piste, faut pas croire. Pour les autres, quelques centaines de kilomètres au guidon suffisent à savoir quel rapport est engagé à quelle vitesse, et dans le doute, on peut toujours tâter le sélecteur du pied et/ou ouvrir les gaz pour voir si ça répond.

Et bien évidemment pour les heureux possesseurs d'Innova (ou assimilés chez Yam', Kawa ou Suz') et leurs boîtes semi-automatiques à embrayage centrifuge, puisque -tout du moins sur l'Innova- tous les rapports sont "en bas" et le point mort en haut et qu'on s'y perd facilement.

Les systèmes anti-virgules ? pourquoi pas juste un mode lopette et un mode économique ?

C'est pareil pour les systèmes "anti-virgules" dont L'Intégral faisait un essai dans son numéro d'août-septembre. Outre le fait que ça ne sert que sur piste (que fréquente environ 0,3% des motards de façon suffisamment assidue pour en valoir la peine), la plupart des réglages proposés n'ont pas d'effet sensible. Sur route, Motardus Simplex se contenterait tout à fait d'un mode "lopette" pour les jours de flotte et d'un mode économique pour les longs trajets.

Idem, l'ABS, qui équipait l'ER-6 que j'ai eu avant Petit Powaah. J'ai bien essayé de le déclencher sur le sec ou sur le mouillé, freinant bien plus fort que mes limites : rien. Autant j'arrivais à déclencher l'arrière, même sans le vouloir, autant l'avant... De deux choses l'une : soit je ne sais pas freiner "fort" (ce qui est parfaitement possible), soit l'expérience acquise au fil des kilomètres m'a permis de jauger ma capacité à ralentir avec une bonne marge de sécurité, ce qui vaut tous les ABS du monde.

Je ne vais pas me répéter une fois de plus, depuis le temps que tu me lis tu connais par coeur mon refrain sur l'équipement misérable des motos. Au lieu de nous coller un "anti-virgule" sur ta 1198 Super Proute, m'sieur Ducate, tu crois pas qu'il aurait fallu lui mettre des warnings, ou un appel de phare, ou des rétros qui servent à contempler autre chose que nos coudes ? Parce qu'une chiotte dont le conducteur ne sait pas ce qui arrive derrière n'a rien à f... sur route.

J'en profite pour glisser un petit mot perso au marketoïde de chez Ducate qui a décidé de garder l'appellation d'origine du système anti-virgule, baptisé "DTC". Ais-je besoin de rappeler que cet acronyme signifie non pas "Ducati Traction Control", mais bien évidement "Dans Ton C...", ce qui me vient inévitablement à l'esprit quand je vois le prix qu'il faut payer pour justement frimer avec ledit DTC.

Futile : sa vie, son oeuvre

Au championnat du monde du futile, la moto occupe une place de choix. Capitalisant sur l'image du "mauvais garçon" façon Marlon Brando dans L'Equipée Sauvage, Christère Lambof multiplie les apparences avec son cuir noir, sa visière de casque "Titanium" et sa moto, forcément noire mat. Au-delà du ridicule de la posture, cette énième manifestation de la trouille pubardière est d'une confondante transparence pour qui sait décortiquer un peu le phénomène. Car sous le cuir se cache, un peu mal à l'aise, un homo sapiens tout ce qu'il y a de plus banal, ni plus méchant ni plus veule que le reste de ses semblables.

Il rejoint en cela un nombre conséquent de mâles d'autres espèces animales qui font concurrence d'apparence pour intimider leurs semblables ou d'éventuels prédateurs. Pour ces derniers, il s'agit juste, respectivement, d'assurer sa capacité à vider son trop-plein d'hormones ou à voir le lendemain. Pour Christère Lambof, il s'agit de surpasser la trouille d'être vu par les autres comme un faible, une proie potentielle, une source de moquerie... Bref, tout l'arsenal des frustrations héritées des cours de récréation. Et plus Christère Lambof est fort en gueule, plus il cache désespérément sa trouille. Derrière son blouson noir, derrière la peinture de sa moto, derrière son pneu de 190, derrière sa fourche réglable dans tous les sens, derrière son ABS et son TCS, derrière ses "180" chevaux à la roue arrière -il garde précieusement sous la selle la petite feuille sortie de l'imprimante du banc de puissance pour foudroyer sur place tout contestataire.

Dans chaque motard il y a un Christère Lambof, qui s'inquiète de ne pas pouvoir embarquer suffisamment de bagages, d'endommager ses carters -faut dire que les constructeurs ne nous aident pas beaucoup là-dessus-, de manquer de reprise, de protection, d'essence, de ne pas savoir combien il en reste, s'il reste suffisamment d'huile dans le moteur, si ce même moulbif "respire" suffisamment bien -ce qui fait la fortune de K&N et autres vendeurs de filtres "magiques", si les pneus tiennent suffisamment sous la pluie. Summum de la trouille : le comparatif. Exercice on ne peut plus futile, car les décisions d'achat reposent surtout sur des arguments irrationnels -je te renvoie pareillement à de passionnantes études sociologiques sur le sujet, publiées par de doctes universitaires qui savent de quoi ils parlent.

Les magazines motos vendent de la trouille. La trouille de se "tromper" de modèle. La trouille de faire le "mauvais" choix. La trouille de ne pas pouvoir justifier ses choix vis à vis des autres -ou pire, de notre propre oeil intérieur, bien plus impitoyable qu'autrui-, en nous apportant des arguments pré-mâchés. Combien de fois ais-je entendu : "j'ai choisi celle-là parce que XX écrit que c'est la meilleure de toutes celles essayées".

S'il faut s'en tenir à une approche purement arithmétique (et donc très limitée), seule la fiche technique des motos peut servir de base à une comparaison valable. Tout le reste est affaire de subjectivité. Il ne peut pas exister de comparatif objectif. Parce que le rédacteur dudit comparatif ne l'est pas, et ne peut pas l'être. Le comparatif, tel qu'il est pratiqué dans la presse moto (ou ailleurs) est un exercice qui n'apporte aucune information valable au lecteur au-delà des chiffres (poids, consommation, etc.). Emprunte la bécane d'un pote, et les suspensions qu'il juge correctes te paraîtront trop molle ou trop dures, et le plus souvent en contradiction avec ce que tu as pu lire dans la presse. Une bête question d'expérience personnelle, de goût, de ressenti.

Passion, mon Q

Le jeu est encore brouillé par une autre illusion entretenue farouchement par bon nombre de motards après le "Marlon Brandisme" déjà évoqué : la "passion". Elle justifie tout : les selles planche-à-pain, les éclairages misérables, les consommations faramineuses, les autonomies ridicules, les positions de conduite à plonger dans le coma un régiment de kinés, les budgets d'entretien à flanquer la trouille au FMI, le sur- ou sous-équipement chronique, les pneus de 190, et bien sûr les incontournables DTC****...

La vérité, c'est que l'immense majorité des motards cachent sous le terme "passion" une justification de leurs choix irrationnels vis-à-vis d'autrui. La passion justifie tout, même les choix les plus aberrants (comme de rouler en ville avec un routière de 300 kilos ou une sportive, et de soutenir mordicus que "ça passe"). Je devrais mettre le mot choix entre guillemets, justement à cause des pubards et autres marketoïdes qui se font un malin plaisir de titiller l'irrationnel, bien meilleur commercial que le rationnel. Cherche pas, tout ce qui roule sur deux roues et développe plus de 60 chevaux est un choix irrationnel.

Ouais, ouais, même toi qui te la pète avec ton italienne forcément rouge et qui vient me rabattre les oreille avec la "passion" des motos italiennes -pareil pour les amateurs d'italiennes à quatre roues : feraient mieux de se payer une bonne psychanalyse, c'est plus long et ça coûte moins cher de tenter de consoler pour de vrai notre petit(e) garçon/fille intérieur(e) plutôt que de lui payer un jouet. Même toi sur ta routière bardée d'options "obligatoires". Même toi sur ta sportive qui va tourner à Carole tous les 36 du mois. Même toi sur ton gros scoot qui accroche le 160.

Tous des trouillards irrationnels dopés au futile.

(Han ! je vais encore me faire des potes avec celle-là. Mouarf !)

* imaginons la scène. Chez Béhème -au hasard :

- "et Monsieur aura sûrement remarqué la présence discrète mais néanmoins indispensââââble du SNC-RDIE, vulgairement appelé "Système Numérique de Contrôle du Rapport de Démultiplication Intermédiaire Engagé", ou, en bon Français, le "Engaged Intermediate Bracket Numeric Control System", qui vous permet, en toutes circonstances, de dosifier l'apportage de puissance à la roue arrière en toute sécuritude -une option à seulement 999,99 euros, que tous mes clients commandent tant elle est, je vous le répète, in-dis-pen-sââââble. Et vous êtes UNSTOPPABLE**"

**Un Neuneu Sommé de Totalement Oublier qu'il est Pas du tout un Pilote, Afin que Béhème L'Enfume*** avec une campagne de pub débile dont l'objectif est justement de fourguer de la siouperchportt à des bras cassés en mal de reconnaissance sociale par l'objet.

***et je suis poli

**** d'un point de vue purement sémantique, le goût immodéré des marketoïdes et des pubards pour le terme "incontournable" me laisse perplexe. Surtout quand il s'agit de systèmes DTC. Sauf à les imaginer militant plus ou moins consciemment pour le retour à la bonne vieille position du missionnaire.