Alphonse, motard
J'ai déniché un autre tarmo au taf' ! Il ne ressemble en rien à ceux que j'ai pu croiser.
Alphonse, motard, me laisse perplexe.
J'ai déniché un autre tarmo au taf' ! Il ne ressemble en rien à ceux que j'ai pu croiser. Alphonse, motard, me laisse perplexe.
L'entrepôt est grand. Je bosse du côté Réception, là où s'affairent les adorables choupettes qui se mettent du noir sur les yeux pour venir travailler. De l'autre côté, aux Expéditions, c'est le royaume des caristes et de quelques garçons manqués qui parlent très fort et se disent bonjour en se donnant des coups de poing dans l'épaule. Entre ces deux domaines siègent les secrétaires, dans un couloir vitré où ronronnent des copieurs industriels, que j'appelle sans originalité la Frontière (à protéger contre Xur et l'Armada Ko-Dan). [Starfighter, film de SF de 1984 qui illustre l'importance d'être bon aux jeux vidéo]
Parfois, des caristes franchissent la Frontière. Ils remontent alors la travée centrale de l'entrepôt, certains intimidés, d'autres jouant les fiers-à-bras en lançant des "bonjour mademoiselle !" mielleux qui hérissent les adorables choupettes ‒en privé, elles les appellent les "gros lourds", sauf un dont les yeux bleus font l'unanimité.
Mais voilà que mardi, j'ai moi aussi sauté la Frontière, tirant un trolley de cartons urgents. Au sol, ce n'est plus du lino mais du béton pulvérulent où sont peintes des lignes de circulation et de grandes lettres rouges. L'air est froid et sent le diesel des camions. Les chariots élévateurs claquent des fourches et klaxonnent. Ce sont deux mondes différents.
Tout cela n'aurait aucun intérêt pour toi si je n'avais pas avisé, sur le parking, une VTR 1000 jaune poussin. À cheval sur le tournant du siècle, cette machine a complètement disparu du paysage, ce qui prouve bien que les journalistes qui voyaient dans le vétouine l'avenir du katrenligne se sont fourrés la rampe de carbu dans l'oeil.
Je ne saurais dire s'il s'agit du premier ou du second modèle, au réservoir augmenté. Elle a en revanche quelques options d'époque, comme les infâmes clicos "carbone" à l'avant, un passage de roue dont la couleur a viré et une plaque qui tient avec des équerres zinguées. Une paire de pots Mig remontent le long des flancs de selle.
Je m'attarde : c'est bientôt la pause ; pas de scrupules. Ouch ! Le pneu arrière est mort-mort : je vois la trame sur le flanc gauche. Le pneu avant n'est pas en meilleur état, usé en triangle avec des flancs lisses. Pourtant, la bécane est très propre.
Un bruit de pas derrière moi. Je me retourne. Un grand Noir, en bleu de chauffe, un casque à la main.
‒ C'est ta VTR ?
‒ Oui.
Et il se met à rire. Un rire profond, à la Pavarotti [fameux ténor italien].
‒ Tes pneus sont archi-cuits.
‒ Je sais.
Il rit de nouveau.
‒ On n'en voit plus beaucoup, des comme ça.
‒ Je l'ai achetée neuve. C'est la moto de mon mariage.
Il rit une fois de plus. Ce doit être ainsi qu'il termine toutes ses phrases : en riant.
Il a posé son casque avec précaution sur le réservoir. Je devrais écrire "casque", parce que c'est un casque de football américain aux couleurs des Washington Redskins (je le sais : quand j'étais gamin, mon père m'avait ramené un t-shirt des Zuèsses). En guise de gants, il met un modèle de jardinier en cuir à tailler les rosiers. Il porte aux pieds des chaussures de sécurité montantes très usées.
Petit à petit, comme nous parlons, se dessine le portrait d'un type de motard que je n'avais jamais rencontré jusqu'à présent. Le motard pour qui le principal c'est d'avoir une monture imposante et qui se remarque. Tout le reste, l'équipement, les révisions, les pneus, est secondaire.
C'est manifeste quand j'évoque à nouveau ses gommards qui auraient dû être changés bien plus tôt. Alphonse répond par une espèce de gémissement doublé d'une grimace et d'un geste de la main qui semble dire : on verra plus tard, ce n'est pas important.
La VTR est sa première moto :
‒ Je voulais la meilleure. Et c'est la meilleure, souligne-t-il. Je ne la vendrai jamais, ajoute-t-il d'un ton grave, comme s'il répétait un serment.
Je sens une grosse charge émotionnelle derrière la phrase qu'il vient de prononcer : "je ne la vendrai jamais", avec dans les yeux quelque chose que je n'ai vu que chez les cavaliers quand ils parlent de leur cheval. Je suis presque gêné par l'attachement visible d'Alphonse à sa VTR : en vingt ans, il n'a eu qu'une seule moto, alors que j'en ai possédé... 12 ? 13 ? Je ne sais même plus.
Il a plu hier et tout l'arrière de Berzingue était maculé du sable et de la boue de la route. Sa VTR, elle, a visiblement été nettoyée hier soir, après l'averse. Pas un grain de sable sur le bras oscillant ou dans le passage de roue. Pourtant, ses pneus sont à jeter. Je ne comprends pas. N'est-ce pas paradoxal ?
J'ai croisé des motards ultra-maniaques (et franchement : ultra-pénibles), des motards bousilleurs, des motards qui s'en foutent, des motards qui changent de bécane tous les ans, des vaccinés monomarques (jamais sans ma Harley, BMW sinon rien, etc)... Mais Alphonse ?
Alphonse me laisse perplexe.
Commentaires
c'est comme la 403 de Colombo
16-11-2021 09:48Le problème avec les gros bicylindres, c'est qu'on a souvent le pneu arrière mort.
16-11-2021 11:35Moi je le comprends ce motard, il a dù se saigner pour s'offrir une moto qui le faisait rêver, alors qu'il n'avait peut-être pas forcément les moyens de se l'offrir.
Mais il l'a fait ! Parce que ça lui faisait tellement envie que, peu importe les risques financiers, peu importe qu'il ne puisse pas s'offrir le dernier équipement à la mode, ou qu'il ne puisse pas forcément changer les pneus assez fréquemment, l'important c'est d'avoir cette moto, de réaliser ce rêve.
Rien que la possession de cette moto est déjà un accomplissement en soit, le reste n'est qu'accessoire.
Je me retrouve un peu dans ce profil de motard. Le seul bémol c'est le choix du VTR au lieu du Falco.
Sacré Alphonse, je suis un peu dans ce cas, en plus regardant sur la sécurité mais j'ai du mal à me défaire de mes motos.
16-11-2021 12:33En vendre une, c'est le drame et ensuite je regrette.
L'adjudant chef me fait comprendre que l'on est une famille alors j'en vend quand même une pour en acheter une autre sur un coup de tête, un crève-c½ur et des reproches pendant 15 jours.
Ce qui me sauve c'est le temps que je les garde mais il m'en reste encore quelques unes.
Doit pas avoir bcp de flics sur les routes d'Alphonse parce que les gants et casques non homologués, pneus lisses... ça ils ne laissent pas passer. Perso j'aurai trop peur pour ma sécurité... même en roulant pépère. Les qq fois où je me suis mis au tas (terre et route) les équipements moto ont fait le job.
16-11-2021 14:31C'est peut être un Alphonse virtuel, un avatar de KPOK
16-11-2021 15:56Permis en 96, je me suis fait arrêter... 1 fois (hors radar planqué), doit y avoir 3 ans. Il faisait froid, les mecs poireautaient à un rond-point désert, ils voulaient voir la bécane, pas plus.
Non, la vraie question c'est : Et il fonce, Alphonse? 17-11-2021 14:00
Je le vois moins comme un motard avec une monture qui se remarque que comme un gosse qui s'est saigné pour s'acheter son rêve, son bijou
19-11-2021 00:15Juste une petite remarque en passant....
13-12-2021 13:41Le casque Roof Rats de Ptiluc, ça ne serait pas celui d'Alphonse ?