La teigne
Appelons-le Philippe-Adolphe, pour ne pas verser dans la caricature. Tout petit, il valait mieux faire partie de sa bande pour avoir la paix pendant les récrés. Maintenant qu'il a grandi, c'est à peu près pareil. Sauf que c'est pire.
Philippe-Adolphe a fait une école de commerce. Initialement, il voulait reprendre un vignoble -idéalement du côté de Vougeot, Bourgogne orientale- avant de s'apercevoir que la vigne, parfois, ça fatigue. A la place, il a travaillé chez un de ces vendeurs de voitures d'occasion qui offre des « opportunités multiples » au ch'tits djeunz aux dents longues qui comme dans son cas sortent de l'école avec des notes à peine passables. Il en est ressorti quelques mois plus tard conforté dans l'idée qu'il vaut toujours mieux être du côté du manche. Il s’est alors inventé un palmarès et une nouvelle histoire ; le passable et devenu « avec les félicitations du Jury ». Les stages se sont transformés en missions de haut niveau avec les plus grandes responsabilités. Il s’est même créé une naissance d’origine auvergnate, parce que ça pose mieux que parigot.
Malheureusement bilingue anglais, il est tombé un jour sur un vieil article de Wired sur ces cafés branchouilles qui font à la fois vente de vélos à pignons fixe* sur fond d'écoulement de café « équitable » et de bar-philo format pignolade d'hypophyse pour métrosexuels en mal de posture avantageuse en société qui ponctuent leurs phrases par de grands « haaaaannn » entendus. C'est décidé : Philippe-Adolphe va ouvrir la même chose, mais avec des motos « vintage » préparées façon café-racer. Il n'y connaît rien en bécanes, mais sait que l'important c'est l'aplomb.
Le voilà donc avec les fonds nécessaires pour l'ouverture de son échoppe après avoir racketté ses deux grand-mères -le fruit de plusieurs semaines de chantage affectif. Il marche au chantage affectif. Il excelle même. Le fruit d’un entrainement intensif depuis son plus jeune âge. Au début on le voyait venir de loin. Depuis il fait dans la nuance, l’air de rien d’abord, tâtant le terrain dans un premier temps. Il pose ses marques, repère les lieux, alterne changements de ton et messages, s’adaptant en apparence mais manipulant toujours au final jusqu’à atteindre son but. C'est d'autant plus facile qu'il n'a aucune empathie réelle. Maintenant, on ne le voit plus venir, ou alors il est déjà trop tard. Le résultat est acquis quand il commence désormais.
Les locaux ont été choisis pour le parquet sombre et les poutres apparentes. Pour la déco intérieure, il a fait appel à trois étudiantes en école d'archi qui attendent encore d'être payées, à défaut d'un mot gentil pour les trois semaines qu'elles ont passé à se coller des échardes dans les doigts. Il leur a fait miroiter monts et merveilles. Elles étaient sous le charme. Un bon coup, à refaire. Quelques miroirs anciens chinés chez Emmaüs. Un grand lustre aux ampoules à filament apparent. Les peintures pastels ont été artificiellement vieillies à la paille de fer.
Le voilà chez lui. En vitrine trône une 650 XS dénichée sur le Coin-coin. Le moteur est mort, mais on fait des miracles avec un peu de polish, une bombe de peinture noire mat et des filets à carrosserie oranges -si c'est pas orange, c'est blanc ou or. C'est facile, dans le fond, le style café-racer.
A la caisse, il a placé une créature recrutée à la fois pour son tour de poitrine et le petit pois qu'elle a dans la tête. La clientèle étant essentiellement mâle, rien que du très normal. Dans le fonds de la salle, un pont élévateur d'occasion, quelques panneaux à outils, un compresseur (fonctionnel) et un gros bidon d'huile avec sa pompe à main, le tout de provenance louche. Il a complété l'ensemble avec des plaques métalliques d'anciennes marques de lubrifiants, d'ampoules, de bougies, outre quelques fausses plaques d'immatriculation américaines achetées sur le ouèbe.
Bienvenu dans sa cour de récréation personnelle. Ici, il souffle le chaud et le froid sur un aréopage qui s'est constitué petit à petit autour d'un noyau dur de trois de ses anciens potes de lycée. Ces trois derniers arrondissent leurs fins de mois en « préparant » au noir des café-racer pour le compte de clients trop crédules. Serviles, ce sont les porte-flingues du maître des lieux. Comme Philippe-Adolphe est d'humeur très changeante, ils sont à peine assez de trois pour relayer les bannissements et les retours en grâce qui émaillent la vie du café. Plusieurs fois, ils ont dû intervenir pour éviter à leur patron de se faire littéralement casser la figure par un déchu ou un client s'estimant dupé -à juste titre. Si d'aventure c'était arrivé, Philippe-Adolphe se serait drapé derechef dans le fort pratique uniforme de la victime à qui l'on doit révérence et compassion pour une durée indéterminée.
Tour à tour charmeur ou bourreau, Philippe-Adolphe rend la justice depuis son bureau situé au centre du café, d'où il distille petites phrases assassines -souvent- ou louanges -rarement et le plus souvent à l'usage d'un nouveau venu qu'il cherche à s'attacher. Auto-proclamé pape du bon goût en matière de café-racer, il fait -ou pense faire- la mode en la matière. Une semaine, cette dernière est aux couleurs vives et aux peintures impeccables et la suivante au métal oxydé à outrance et aux peintures ruinées à la disqueuse façon rat's. Les magazines qui traînent çà et là sont couverts d'annotations et de commentaires de sa main, écrits sur ces pratiques petits paillons autocollants de papier de couleur. Il passe des matinées entières à faire et à refaire cet ouvrage en fonction de la nouvelle tendance qu'il instaure. De temps à autres, il divague sur des projets de réplication de « son » concept à l'étranger, le plus souvent aux Etats-Unis, ou sur le dépôt de brevets internationaux sur les idées des autres qu'il s'approprie avant de hurler au plagiat. Dans les moments extrêmes, il vocifère que le monde ne le mérite pas et qu'il va fermer son sublime établissement séance tenante. Le lendemain, il ouvre comme si de rien n'était, à nouveau enthousiaste et charmeur.
Dans le fond, la plus heureuse chez lui est sans doute la cruche à la caisse qui le voit agir d'un air impavide. Pas si cruche que ça, d'ailleurs, parce qu'elle m'a glissée un jour : « oh, je connais bien ce genre de type : il faut les laisser faire leur cirque tout en restant le plus loin possible : ce sont des personnes méchantes et elles le resteront toute leur vie ».
* à un tarif proprement exorbitant -mais tant que ça marche, pourquoi s'en priver ?
Commentaires
C'est de la fiction; ça existe pas des mecs pareils ...
16-02-2016 07:55Non, ça existe pas, hein que non ?
nan, impossible.
16-02-2016 09:14d'ailleurs, si ça existait, ça se saurait :)
tom4
Put*** ! un mytho doublé d'un cyclothymique !
16-02-2016 14:47J'ai eu un chef dans ce style. j'ai tenu 3 mois avant de me barrer. J'ai appris plus tard qu'il battait sa femme. Il a fait un long séjour en hopital ensuite...
Ah ça, mon vieux... c'est balzacien.
17-02-2016 22:03On s'y croirait.
Hélas, même si le héros est une sorte de florilège, ça existe... et pas seulement dans les bouclards vintage.
J'ai le même au boulot. Il ne faut pas estimer le pouvoir de nuisance de ceux qui ont un peu d'argent : ils peuvent tout acheter et ne tirent leur légitimité que de leur apport de pognon dans l'affaire.
J'ai eu aussi droit à ce genre de nuisible. Il vaut mieux partir avant de risquer la taule... (mais quand même, il méritait...)
18-02-2016 13:21Ouai, un sale con, sans morale !!
26-02-2016 15:41en version vidéo : [youtu.be]
mais çà rappelle çà aussi :
positiv
Les pervers narcissiques au boulot, ça court encore plus les rues qu'on pourrait le penser. Dans le tertiaire, les individus de ce genre ne manquent pas et s'y défoulent largement. La souffrance au travail n'existerait pas sans ces extraordinaires personnages. Le lien de subordination fait le reste.
29-02-2016 11:50Un exemple criant, un nommé Alban Lacond****e, terrible et incontestable. Lire cet arrêt de la Chambre de Cassation sociale, qui contient un courrier envoyé par lui à une de ses salariées, c'est pour le moins "instructif" : [www.legifrance.gouv.fr]
C'est gros, c'est très gros, c'est presque trop gros.
01-03-2016 14:22Les pires - les plus courants - sont plus subtils, tortueux, vicieux, insidieux...
Ptit Loup> Il est beau, celui-là, faut reconnaitre....
03-03-2016 11:59Mais il est aussi tres khon. Ce genre de message, ça appelle une réaction de la personne interessée.
Légale ou non, réfléchie ou pas.