L'odeur du garage
Il est des odeurs qui marquent une vie
Pour moi, c'est celle du garage de la maison de campagne familiale
Il est des odeurs qui marquent une vie. Pour moi, c'est celle du garage de la maison de campagne familiale, rempli de trésors. Aujourd'hui encore elle me flanque la nostalgie.
Soit un rectangle de sept mètres sur quatre. Ciment au sol. Panneaux d'aggloméré vissés au plafond. Murs bruts. L'éclairage est chiche : deux ampoules, poussiéreuses et nues. Au fond, une vieille armoire de bois sombre, privée de ses portes.
À gauche, un établi à étau chinois où s'accumule du bazar, puis une rangée d'étagères. À droite, un rack à vélos qui déborde, un gros coffre à jouets, deux brouettes, la tondeuse à gazon et l'encombrante et lourde faucheuse. Posés contre le mur, à l'entrée, les outils de jardinage sont rassemblés en faisceaux.
Parfois, un courageux s'attaque au rangement. L'établi est patiemment débarrassé de ses chiffons gras, de ses débris métalliques, de ses outils, de ses pinceaux secs et de ses pots de peinture. Les vélos sont redressés, placés par taille. Le coffre à jouets est vidé pour tenter de sauver ce qui est réparable.
Aussi, quand j'entre dans le garage après une longue absence, je suis parfois surpris par un nouvel arrangement. Les vélos changent de place. La tondeuse migre. La faucheuse se décale en fonction des saisons.
Mais ce qui ne diffère jamais, c'est l'odeur.
Cette odeur, c'est celle des vacances d'été. Un mélange d'huile moteur, d'essence, d'herbe coupée et brûlée par le pot d'échappement de la tondeuse, de white spirit et de térébenthine, de ciment humide.
La clef, cette vieille copine, fait claquer de manière familière la serrure, aussi âgée que moi. La porte s'ouvre pour celui qui sait donner la bonne bourrade, du plat de la main, à hauteur d'épaule, tout en tirant la poignée. Le vantail pivote en vibrant légèrement. J'entre.
Le sable crisse sous mes pas. Je reste immobile quelques instants pour laisser mes yeux se faire à la pénombre. J'inspire doucement pour savourer l'odeur du garage.
Il y a quelques années, je ne sais quand, quelqu'un a jeté à la ferraille l'AV86* de mon parrain sur laquelle j'avais fait mon premier tour de roue clandestin. Sans rien y connaître, je l'avais remise en route après dix-sept ans d’inaction. J'en étais fort fier.
C'est le seul lieu où sont passées toutes les motos que j'ai jamais possédé. Toutes ont dormi dans ce garage. Dans un coin du grand placard, un carton blanc qui porte mon prénom renferme une foule de pièces détachées : leviers de frein et d'embrayage, filtres à huile, plaquettes, bougies, durits...
Dans ce garage, je suis entré petit à petit dans le monde des adultes. D'un été à l'autre, j'étais autorisé à employer cet outil, puis cet autre. Vers quatorze ans, on a dû me laisser passer la tondeuse. Deux ans plus tard, je n'avais même plus à demander. C'est à peu près à ce moment que j'ai dû pouvoir finalement utiliser la grande faux, instrument strictement interdit auparavant.
Progressivement, j'ai pu piocher parmi les outils de mon parrain : les clefs ordinaires pour commencer, puis la caisse où il range ses Facom et enfin le trésor des trésors : la petite valise métallique blanche qui porte la mention "outils pour la tronçonneuse". Celle-ci renferme entre autres sa clef dynamométrique fétiche, un modèle à déclenchement qu'il s'est offert avec sa toute première paye de facteur d'étage -c'était sous Pompidou.
- Un seul clic, répétait-il en tapotant mon front de mouflet puis d'ado de son index maculé de cambouis, alors que je suivais ses gestes des yeux, les mains sagement dans le dos.
(puis je me faisais enguirlander par ma mère parce que j'arrivais pour le repas barbouillé de noir -elle n'a jamais su ni pourquoi ni comment)
Je suis malheureusement né trop tard pour sauver la Deux Chevaux Quatre de ma grand-mère, au moteur bloqué. Celle-ci est demeurée de longues années dans le garage. Mon frère et moi prenions parfois place à bord -je conduisais, évidemment, manipulant au hasard les contacteurs. Elle est partie à la casse vers mes quatorze ans.
Il paraît que j'ai aussi connu la légendaire Triumph T120** que cousin Marcel -le cousin de mon grand-père- rangeait pareillement au garage quand il venait nous rendre visite. Mon père assure qu'il existe quelque part une photo de moi à califourchon sur cette machine, à l'été 1975. Tu parles si je ne me rappelle de rien, du haut de mes trois ans et demi !
Il y a des senteurs qui vous suivent toute la vie. Parmi les odeurs qui m'arrêtent, après Cristalle de Chanel -non, je ne t'en dirai rien- il y a celle d'huile et de ciment et de peinture et d'herbe coupée du garage, incomparable, unique.
* une "Bleue", quoi.
** vu les "experts" en moto dans la famille, ça pourrait aussi bien être un Solex gonflé.
Commentaires
Dans le garage de mon pote règne une bric à brac de mobylettes, vélos et petites remorque et au milieu de ce fatras une 125 Peugeot dans son jus.
04-07-2023 08:19Si un jour tu n'en veux plus je te la prends
"Tu sais les vitesses sont à droite"
ce ne sera pas la première fois, rappelles toi avant
"Oui mais c'était un peu la merde"
On s'y fait vite, comment on faisait à l'époque quand on passait d'une Européenne à une Japonaise.
Ce genre de garage existe et existera encore je l'espère mais ils se cachent souvent dans le terroir à l'abri des regards trop curieux.
Les odeurs c'est ce qui reste le plus longtemps dans la mémoire, celle de la Solexine de mon frangin, de l'essence frelatée et encore plus prégnant l'odeur du charbon qui crépite dans le poêle les jours d'hiver.
L'odeur de la térébenthine et l'huile de lin, de l'encaustique, du cuir de selle nourri à l'huile de pied de boeuf, de la limaille autour de l'étau, et dans la pièce à côté, avec son sol en terre battue (le prestige de Roland Garros en moins !) l'odeur de l'humidité sur le mur de granit et des remontées de salpêtre derrière le gros lavoir en béton dans lequel trempe l'osier, et au fond ce mélange d'huile et d'essence qui émane du vieux Staub.
04-07-2023 09:13Merci pour cette chronique, elle a fait remonter plein de souvenirs d'enfance d'un lieu similaire -malheureusement aujourd'hui disparu. Nostalgie...
04-07-2023 10:17Mon enfance en Italie : un vieux garage sous une charpente en chêne ; l'odeur du bois, de l'essence, d'huile de vidange, etc.
04-07-2023 15:24Trônaient à la droite, une Moto-Morini 350, une Matchless & une Moto-Guzzi, que de bons souvenirs 😊
Malheureusement, à mon retour (quelques années), les enfants ont tout jeté : motos, outils, vélos, établis pour faire une salle de détente, quelle déception❗
Comme dit très justement Picabia, ces garages existent encore mais il faut les trouver & ce n'est pas une mince affaire.
Ça ressemble au garage de mon père. Il gardait tout parce que ça pouvait resservir sauf qu’il s’en resservait jamais. Il régnait sur le lieu au point qu’il me laissait rien toucher vraiment. Pour moi c’était plutôt l’odeur de l’ennui à le regarder bricoler en lui passant ses outils. J’ai vite été dans celui de mes potes où on bidouillait à l’impro avec des livrets qu’on se passait. Quand il est mort il a fallu débarrasser un paquet de merdier. On a gardé quelques trucs qui évoquait des souvenirs et tous les outils. Pour être nostalgique faut avoir été heureux. Le garage c’était pas l’endroit idéal. Je préférais aller à la pêche
05-07-2023 07:47Kronik sympa, le garage c'est un peu notre repa
05-07-2023 12:32... notre repaire. Seul à décider de notre merdier. Mon frère a gardé un garage et l'a transformé en un lieu mixte moitié garage moitié lieu de vie (eau, électricité, couchage), très sympa
05-07-2023 12:35