En string à moto dans une tempête de neige
En sortant de chez mon pote, il tombe deux-trois flocons. Çà fait longtemps que je n'ai pas roulé sous la neige
Oui, oui, c'est bien un titre putaclic. Ça faisait longtemps. Et comme ça tu ne perds pas tes bons réflexes : cliquer, puis râler que c'est putaclic.
J'ai lu en début de semaine la triste histoire de Henry Worsley qui est mort en essayant de traverser l'Antarctique seul, à pied et sans assistance, c'est-à-dire sans points de ravitaillement pré-positionnés. Il a abandonné à 50 kilomètres du but, coincé dans une tempête de neige, très malade et épuisé. Évacué vers le Chili, il est mort à l'hôpital : son corps a capitulé après 70 jours de marche. Je ne sais pas si Worsley était un héros ou un imbécile. Ni l'un ni l'autre, mais un peu des deux ?
Oui, eh bien moi aussi je suis en galère. Je rentre de chez un pote à Urcy. J'ai pris la 125 et j'ai bien sûr laissé au parking le top-case avec la combi de pluie et les gros gants, vu que tout à l'heure il faisait soleil.
En sortant de chez mon pote, il tombe deux-trois flocons. Je me dis que ça fait joli et que je n'ai pas roulé sous la neige depuis longtemps, donc : chic !

Je m'engage sur la D35 et tourne à droite à la ferme en ruine pour plonger directement vers Fleurey. De là, je peux voir l'autre versant de la vallée de l'Ouche. Enfin... normalement. Par temps clair. Pas quand c'est tout bouché par un lutin de foutu énorme nuage de neige qui remonte la combe à la vitesse d'un Mi 21 au galop ! Et vrouf ! Je suis dans la tempête.
Au début, c'est rigolo. Les flocons sont replets et font même un peu de bruit quand ils viennent s'écraser sur mon écran. Ils font des splotchs gras sur le phare. Ça tombe vraiment beaucoup. Donc ça ne va pas durer, me dis-je.
Un peu après, c'est moins rigolo, quand je m'aperçois que ça tient sur la chaussée. Le chemin que je prends est surtout fréquenté par des gravillons qui ont perdu tout espoir d'être amalgamés sur les routes de l'Histoire et se retrouvent affectés à une voie sans numéro dans Gougeulemappse.
Je roule prudemment. Je tâte le frein arrière : ça ne dérape pas. Logique : la neige ne glisse pas tant qu'elle n'est pas tassée. Je passe la troisième et coupe les gaz. Je n'ai pas froid. Je sens une espèce de calme dans le paysage qui vire au noir et blanc. Le moteur poume-poume de plus en plus lentement. J'ai envie de passer en roue libre, pour glisser sans heurts sur le tapis de neige qui épaissit.
Je dois être descendu à vingt à l'heure. J'ai allumé mon clignotant pour être plus visible. Les flocons, poussés par le vent, giclent et s'éparpillent sur mon phare. Vive les ampoules à filament : des leds chaufferaient trop peu pour les faire fondre, noyant le faisceau.
Je ne sais plus où je suis : j'ai perdu mes repères dans le tourbillon blanc. Je distingue juste le tracé de la route aux touffes d'herbes qui la bordent. La bande médiane a disparu. Je laisse derrière moi deux traits de fusain qui s'estompent.
Toutes les trois ou quatre secondes, je chasse les flocons qui viennent coller au casque. D'expérience, je sais qu'une couche épaisse de neige est en train de se former sur le devant de mon blouson : à un moment, je vais prendre le paquet pile sur les bollocks et comme je roule en jean...
Je suis partagé entre l'envie de rester dans ce décor doux, apaisé et de filer au plus vite me mettre à l'abri.
Du tourbillon blanc émerge un chevreuil à une vingtaine de mètres devant moi. Le faible bruit de mon moteur est étouffé par la neige et il ne m'a pas entendu arriver. Ce doit être un jeune de l'année dernière : il est tout fou. Il saute et rue dans la neige, secoue la tête dans tous les sens, amorce de petits galops. Je coupe le contact. Je n'ai pas envie de le déranger : il est tellement enthousiaste.
La scène me ravit autant qu'elle m'attriste. J'ai le sentiment d'assister à un spectacle raréfié : une bête en liberté qui profite de la vie.
Il s'immobilise : il m'a vu. Hop ! Hop ! Hop ! En trois bonds, il a disparu dans la tempête.
Mélancolique, je remets le contact et lance le moteur. Je passe la troisième et me laisse descendre. Le croisement en bas de la pente me surprend. Je traverse le pont au-dessus de la quatre voies. Un chasse-neige, gyrophare allumé. Des voitures au ralenti. La bouillasse gris-marron au sol.
J'aurais voulu rester dans le blanc, avec mon chevreuil insouciant, tout fou de neige.
Commentaires
Belle petite tranche de vie, merci Kpock... et tant pis pour le titre putaclic... la photo suffisait.
09-02-2021 07:41Bonne journée à tous
souvenir de cet égarement par temps de neige, en arrivant à la fourche avec les panneaux Amiens à droite et Arras à gauche. avec la neige qui colle dessus ça fait A_____ à droite, et A____ à gauche.
09-02-2021 11:11j'ai fait 40 bornes de plus que prévu ce jour-là...
merci pour le flashback
Quelle poésie pour cette fois. Merci KPOK.
09-02-2021 13:34C'est la première fois que je lis avec plaisir un article au titre putaclic. Je pensais pas que c'était possible.
09-02-2021 15:46Connaissant KPOK, j'étais curieux de lire ce qu'il avait imaginé derrière ce titre surprenant
.
09-02-2021 15:55joli récit.
09-02-2021 17:12ici, il pleut. comme d'habitude :)
tom4
La mauvaise foi ..on ne la retrouve que dans le titre !!

09-02-2021 17:26Sinon pour le reste ...Superbe !
Merci, les gens.
10-02-2021 08:44Tiens ? Il a re-neigé cette nuit.
Le lozérien apréciateur de la neige et des traversées d'animaux que je suis te remercie pour ces mots tellements porteurs de souvenirs !
10-02-2021 16:39Merci de me rappeler mes souvenirs Hauts Savoyards ! j'étais alors en mono Ducati vers Saxel ... ça ressemblait à ça :
29-03-2021 11:20[www.youtube.com]