Léa la gentille chauffarde

Ça va pas la tête de griller des feux en pleine journée en ville ?

Léa est gentille comme tout, mais conduit comme un pied parce qu'elle s'en fout.

‒ Léa ! Le feu est ROUGE !

J'ai crié. D'instinct, j'ai écrasé une pédale de frein absente : je suis passager.

La 206 traverse le carrefour sans ralentir.

Léa me regarde, mi-effrayée, mi-surprise :

‒ Ben... Y'avait personne. Pourquoi tu cries ?

‒ Léa... Le feu était rouge. Rouge ! Ça va pas, la tête, de griller des feux en pleine journée en ville ?

‒ Y'avait personne. J'ai bien regardé avant, tu sais.

Que répondre à ça ? Elle se retourne vers moi, soudain agacée :

‒ Et puis tu ne vas pas remplacer mon père, non plus ? À chaque fois qu'il monte, il n'arrête pas : Léa fais pas ci, Léa ton clignotant, Léa fais pas ça, Léa change de vitesse. Ça m'énerve !

Je n'aime pas l'idée de me fâcher avec elle. C'est l'une des adorables choupettes du boulot, l'une de celles qui m'amusent avec leurs chaussures de sécurité aux lacets roses, leurs chemisiers printaniers sous leur gilet jaune obligatoire et leurs ongles peints sous de gros gants anti-coupures pour quand elles tranchent au cutter les rabats des cartons. Léa ressemble à une Anya Taylor-Joy de presque un mètre quatre-vingts, au nez plus élégant.

J'ai suivi de loin les péripéties de son permis de conduire. Ses copines lui filaient en douce des leçons de conduite, sur le parking du boulot ou ailleurs dans la zone industrielle. Je me rappelle les avoir vu rentrer toutes les trois, rigolant comme des folles parce que Léa avait calé au milieu d'un rond-point qu'elle avait abordé en quatrième.

Je crois qu'elle a fini par obtenir son papier rose au bout de la cinquième fois ; Sainte Perrichon devait regarder ailleurs, ce jour-là. J'imagine que pour elle, le permis de conduire c'est un peu comme la période d'essai dans un taf' : une fois passé, on peut faire comme on veut.

Cette péripétie sans conséquences m'a fait découvrir une autre catégorie de conducteurs : ceux qui s'en foutent. Ceux pour qui leur bagnole est un accessoire de mode au fonctionnement mystérieux (habon ? ça se change, des pneus ?) dont l'entretien le plus basique, même le niveau d'huile, est remis à des technoprêtres aux arcanes cryptiques (houlalah ! non, c'est mon garagiste qui s'occupe de tout, moi je ne veux rien savoir). La pression des pneus ? "J'ai vérifié une fois, j'ai eu les doigts tout sales : plus jamais !"

Si leur ignorance volontaire se limitait à l'entretien, je n'aurais pas de problèmes particuliers avec cette catégorie de conducteurs.

Malheureusement, leur conduite reflète souvent leur désintérêt pour la chose mécanique. Moi qui, naïvement, pense que je suis protégé par une ligne de peinture au sol ou un feu de couleur -la preuve que non, puisque des Léa passent au rouge "après avoir bien regardé".

Je ne parle pas ici de ces gros blaireaux qui prennent la route pour un champ de bataille où ils doivent faire la démonstration de leur suprématie. Non : il s'agit d'une population bien différente, pour qui la voiture est une pénible nécessité. J'en extrais deux sous-catégories : celle qui s'en désintéresse vraiment et celle à qui la voiture fait peur et qui conduit par obligation. Je ne sais pas laquelle est la plus dangereuse.

J'ai l'impression que pour les filles, la voiture est une sorte de salon de thé roulant dont la conduite est une contrainte agaçante ("j'imagine que c'est encore moi qui conduis ? pffff!"), alors que pour les mecs, il s'agit pour le chauffeur de montrer à ses potes qu'il est le chef de la meute occupant une place prestigieuse dans le véhicule, d'où il se doit de faire "vroum-vroum".

‒ Tu veux que je te dépose ?

‒ Non, c'est gentil, Léa : je vais prendre le bus ce soir.

‒ Mais... il pleut.

‒ Ce n'est pas grave, j'aime bien la pluie. À demain, Léa.

La 206, tous feux éteints, s'extrait du parking obscur et, toujours en première, s'engage dans l'avenue dans un grand hurlement de moteur après avoir complètement coupé le zébra.

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