Bébé motard
Peut-être est-ce la première fois qu'il voit, qu'il entend, une moto
Il manquait à ma collection, le bébé motard. Un fouillis de boucles blondes, un album d'images à la main, une grosse écharpe qui le gêne, sur laquelle il tire pour se dégager le menton. Il s'est arrêté à quelques pas de l'étrange machine qui grondait. Peut-être est-ce la première fois qu'il voit, qu'il entend, une moto ; qu'il en voit rouler une. Qu'il fait la connexion entre une masse au fonctionnement inconnu grée sur un trottoir et un objet en déplacement, qu'il voit tourner.
Il regarde, bouche bée, le géant en cuir qui en est descendu. Ce dernier ne l'a pas remarqué : il s'éloigne. Le môme hésite. Il oscille un bref instant : avancer ? Reculer ? Est-ce dangereux ? Il se retourne à moitié. Il cherche le soutien d'un plus grand, peut-être d'un parent. Il n'y a personne. La situation ne semble cependant pas présenter de risque immédiat : sa curiosité est plus forte que le besoin d'assurance. Il avance. Un pied. Un autre.
Je l'observe. Je m'apprête à arrêter le geste que je devine vers le moteur ou les pots d'échappement brûlants, si trompeusement rassurants avec leurs courbes douces et leur diamètre qui se prêtent si bien à la préhension.
Mais ce môme doit être prudent : il s'est arrêté à un mètre de la Triumph noire. J'imagine son cerveau analyser furieusement les formes et les couleurs, essayer de comprendre à quoi peuvent bien pouvoir servir toutes ces choses brillantes ou sombres, ces tubes droits ou courbes. A quelles expériences passées peut-il bien se référer pour poser sur la moto des schémas de compréhension, des zones de familiarité, des surfaces reconnues ?
Il tourne un peu la tête, jauge la longueur de la moto. Il a les cheveux qui dépassent à peine au-dessus de la selle. A son échelle, ce doit être un objet énorme, haut, long, visiblement très lourd, qui bouche tout son champ visuel.
Il étudie la bécane encore quelques secondes, puis décide d'alerter sa tribu à propos de sa découverte. Il se retourne à moitié, pointe un doigt vers la moto et pousse un cri d'alerte. Pas de réponse. Il insiste. Index toujours vers la moto, il se met à babiller frénétiquement dans une langue dont je ne comprends aucun mot.
Enfin ! Il a réussi à attirer l'attention d'un adulte. Un homme assez jeune s'approche, se penche vers lui. Le môme a encore l'index pointé, mais il a perdu de son tonus. L'homme lui parle. Le môme écoute. Hoche la tête. Re-tend le doigt et se remet à babiller. Il fait un pas de plus vers la moto, dans une posture à moitié déséquilibrée, bras tendu, tête tournée, buste en arrière.
Et puis il a une mimique comique, visiblement empruntée à un adulte : il glisse très vite son album illustré entre ses jambes et plaque ses paumes sur ses joues en émettant un long cri perçant, un peu comme les actrices font dans les vieux films d'horreur. Mais lui ne crie pas d'effroi, plutôt de ravissement.
Il arrête son geste, rattrape son album -visiblement un objet précieux- et reprend son babillement, sur un débit très rapide. Il fait une longue phrase qui se termine sur une note interrogative. L'homme, visiblement, n'a rien compris du discours. Il hoche la tête et fait une réponse courte.
Le môme n'a pas l'air satisfait. Il fait un dernier pas vers la moto et tend la main. L'homme, heureusement, l'arrête : le môme allait toucher un carter moteur. Le môme, frustré, proteste. Il couine. Trépigne. La moto, pour lui, est visiblement un objet de grand et son cerveau est profondément marqué par le besoin de faire la même chose que les grands de la tribu, condition de sa survie.
Le môme cherche à s'échapper de la main qui lui serre l'avant-bras. Il est décidé à savoir ce qu'est cette machine qu'il ne connaît pas. Il veut la toucher, sentir son odeur, peut-être même mettre un coup de langue dessus pour voir quel goût elle a. Déterminer si c'est un objet ou un être vivant qui dort. Il veut réaliser les opérations que lui dictent sa curiosité et son instinct d'imitation.
Bien sûr, sa tentative est immédiatement contrée. L'homme, sans brusquerie, le soulève et le prend dans ses bras. Le môme est très contrarié. Il piaille de plus belle : on lui enlève son nouveau centre d'intérêt, sa nouvelle distraction. L'homme fait demi-tour et s'éloigne de la moto. Le môme se met à pleurer et allonge un bras vers la moto, tendu en arrière pour s'évader de l'étreinte.
Ils tournent au coin de la rue : je les perds de vue.
Salut, mini-Barry Sheene.
Commentaires
J'ai vu ce regard de gamin. J'ai vu ce sourire lorsque je l'ai assis (avec l'autorisation de ses parents)sur la selle, puis cet air d'effroi lorsqu'il a appuyer sur le démarreur et que la machine s'est mise à grogner.La mine réjoui est ensuite apparue sous les flash de l'appareil photos de sa mère.Et quand vous partez il vous regarde avec des grands gestes de la main. J'espère qu'il n'oubliera pas cet instant. En tout cas moi non.
03-12-2019 11:16Subtil.
03-12-2019 14:28Pfff. Bonjour la relecture. Je ne sais pas qui écrit ces trucs, mais franchement... 03-12-2019 16:50
je garde précieusement la photo du mien, deux ans, sur le réservoir du R6 mains sur les poignées ,)
03-12-2019 17:24J aime cette chronique : tu réussis parfaitement à retranscrire ce regard d'enfant qu on a tous du ressentir étant gamin pour cet objet si particulier et incongru !!
03-12-2019 18:48..et tu n oublies pas d'alerter sur les dangers que peux représenter une moto avec moteur et pot brulant pour un gamin de cette âge !!!!...ce serait vraiment dommage que ce reve et ce désir si merveilleux se transforment en cauchemar !!
V
Merci pour ce voyage dans le temps, qui nous aura probablement tous rappelé nos premiers émois motocyclistes.
04-12-2019 11:15Epilogue :
04-12-2019 17:04Ce soir, je vais pour rentrer Lapin-Lap1 dans son terrier de béton armé. Je béquille au ras du trottoir et ouvre la porte du garage. De retour au guidon, j'attends que passe une mère dont la poussette contient -je ne le sais pas encore à cette seconde- Bébé Motard 2. Cagoule rose, gros anorak gris, sucette.
Il me voit, et me fait un coucou de la main. Coucou que je lui rends, bien évidement.
Bébé motard 2 piaille un coup de manière enthousiaste, et agite la main encore plus fort. Sa mère rigole. Ils poursuivent leur chemin.
Salut, mini-Kevin Schwantz.
Heureusement qu il nous reste encore ces regards d'enfant pour nous donner du baume au c½ur !!!
04-12-2019 18:55"De ma chienne de vie , je n ai eu de gratuit que le rire des enfants !" Le vieux Jonathan Leny Escudero !
V