Roulette indienne : un tonneau et une miraculée
Quand une petite bourre peut être la dernière
Histoires et vies de motards
On a quelquefois l'impression de tirer une bonne bourre entre amis sur une petite route de montagne, mais à moins de sortir un peu large, les risques sont assez limités. L'histoire se passe ici en Inde, en Royal Enfield Bullet 500, sur une route étroite ne laissant la place qu'à un véhicule et juste un peu d'espace de terre sur un bas côté parsemé de cailloux. A ceci se rajoute les conduites de folie des bus et camions, ayant toujours le rôle du plus fort ne risquant rien et s'inquiétant assez peu des plus petits véhicules, comme une moto. Et si vous rajoutez à cette description des dénivelés importants, je vous laisse imaginer le tableau. Le danger est là, à chaque virage. Du coup, même à 45 km/h, la concentration est à son optimum et le danger maximal.
Dans ce contexte, on dépasse très vite le cadre d'une petite bourre amicale entre amis pour une vraie roulette indienne.
Le soleil brille de tous ses feux dans la montagne. La route passe régulièrement sous un manteau de verdure, transformant la voûte feuillue en tunnel bruissant. Les virages se succèdent, d'abord régulièrement puis plus rapidement et semblent ne jamais finir. La végétation a tout envahi. Il n'y a rapidement plus de paysage à admirer, mais juste une route magnifique, verte, luxuriante, fine comme un ruban...
Enfin quand je parle de route magnifique, je parle du décor, pas de l'état de la route. Ici, le bitume s'est semble-t-il transformé sous l'action des différences climatiques, explosant par endroit en scories multiples, montrant ses plaies multiples saignant une terre rouge, parsemant le reste de la chaussée de pustules caillouteuses.
Il faudrait ou rouler très lentement pour zigzaguer sur ce labyrinthe de pierre et de terre ou rouler plus vite pour survoler la surface lézardée. Mais surtout , la route se fait plus fine, étroite. La largeur du bitume ne laisse la place que pour un bus ou un camion. Si un autre véhicule doit passer, ce sera sur le bas-côté, rouge, de sable et de terre; et encore, à condition que le bus luisse même fasse un écart en acceptant qu'un de ses essieux quitte la chaussée. Il faut être presque inconscient pour venir ici ou alors être sous l'emprise d'un pays aux charmes et à la magie présente à tout moment. Et il en faut de la magie pour faire oublier cette route, la route de tous les dangers.
C'est donc avec un mélange de peur au ventre - en gardant conscience du danger de la route - et de plaisir à évoluer dans un décor magnifique que les kilomètres s'enchaînent, vite, comme dans un rêve. Comme en montagne, les courbes serrées alternent avec des épingles au fort dénivelé. La plus longue ligne droite ne fait pas cent mètres. Devant, les fous du guidon du groupe sont en pleine bourre et prennent des risques inconscients. J'assiste, inquiet, aux erreurs de conduite, aux trajectoires hasardeuses, aux sorties dans le bas côté opposé, aux écarts de quelques mètres uniquement entre les motos, sans aucun respect pour les distances ni la sécurité. Et pourtant, ils doivent rouler à peine à 50 km/h voire 60 km/h maximum. Mais sur cette route, cette vitesse est folie.
Au début, nous essayions de suivre le rythme. Puis la route se fait plus sinueuse. Trouvant le rythme et les erreurs causées par le groupe réellement dangereuse, nous ralentissons de plus en plus pour nous laisser distancer. "Si tu freines, t'es un lâche" dit le dicton. Certes, mais il nous reste encore quelques neuronnes et "un vrai motard et un vieux motard".
Au bout d'une heure, la tension est toujours là, mais la fatigue arrive doucement. La Puce ralentit encore le rythme devant. Trouvant qu'elle roule encore trop vite, je veux l'avertir et klaxonne... aucun son ne sort. Je comprends avec horreur et stupéfaction que je viens de perdre mon klaxon, dévissé par l'action combinée des vibrations de la moto et l'état de la chaussée, vraiment pourrie !
J'accélère pour essayer de me retrouver à sa hauteur, mais pas le temps, le prochain virage arrive déjà, sans aucune visibilité. Il serait fou de vouloir lui faire l'extérieur. Bien m'en a pris, c'est le moment que choisit une voiture pour arriver en sens inverse. C'eût été le choc frontal, définitif.
J'essaye une autre fois, sans plus de succès, même si, cette fois-ci, aucun véhicule ne venait en sens inverse. Mais comment le savoir ? Les virages s'enchaînent trop vite et la moto trop peu puissante pour permettre une accélération rapide et suffisante pour arriver à la dépasser et à la faire ralentir, sans danger pour nous deux.
L'épingle suivante arrive... Heureusement, son rythme a une nouvelle fois ralenti. Elle prend le virage bien serré, avec une bonne trajectoire et le bon angle, élargit sensiblement, mais revient déjà dans la ligne droite, quand sa roue avant se dérobe...
Tonneau !
Je vois alors la pilote basculer devant la moto, la moto monter en l'air en s'appuyant sur son phare avant puis lui passer au-dessus du corps...
Le corps ne ressemble plus qu'à un pantin désarticulé.
La tête heurte la route une première fois. Le corps roule vers la droite, comme disloqué. La moto suit. C'est le parapet en béton – pas toujours existant – qui arrête la tête, qui semble s'aplatir vers le buste dans un coup sec, tandis que le corps s'immobilise. La moto s'écrase sur la jambe. Plus un mouvement. Plus un signe. Le tout n'a duré que quelques secondes qui m'ont semblées interminables.
Je traverse la route, immobilise ma moto, courre vers le corps gisant, qui ne donne toujours aucun signe de vie. Je crie, sans réponse. Près d'elle, les yeux sont ouverts. Une larme coule. Le menton est rouge. Foutu jet ! Pour une fois que nous mettons un jet plutôt qu'un intégral. Première et dernière fois. Mais pas la toute dernière, j'espère.
A mon « çà va ? », elle me répond: « oui ». Vu la violence du choc, c'est déjà un premier bon signe. Elle veut bouger déjà et je lui demande de rester calme. Les questions se succèdent pour lui demander si elle sent tous ses membres, si elle peut les bouger.
Elle répond oui.
Après de longues minutes, le guide qui fermait le groupe arrive enfin. Il peste pour la moto pour lui détruite - "elle est foutue" - mais s'inquiète de l'état de la blessée. Il m'aide à relever la moto appuyée sur sa jambe.
La moto a comparativement une moins sale gueule. Phare et compteur explosé, garde-boue tordu.... Mais le pare-carter a joué son rôle et tout le reste semble intact. Même les rétroviseurs sont intacts, sans la moindre fêlure, par on ne sait quel miracle. Mais le miracle, c'est La Puce, indemne. Nous l'aidons à se relever et s'asseoir. Les mains tremblent.
Gros coup de stress. Je n'ose imaginer si un camion s'était trouvé en face à ce moment là, comme il y en a tant. Et même sans le camion... la violence du choc, le corps qui semblait virevolter désarticulé, la tête qui a heurté violemment la pierre... J'ignore à ce moment qui est le plus choqué, l'accidentée, ou moi, témoin de la scène.
Le guide repart prévenir le reste groupe et revenir avec un mécano et l'autre guide avec la trousse de secours pour les blessures.
Pendant ce temps-là, nous faisons le point. L'équipement de La Puce a joué son rôle. Les gants sont râpés sur les paumes, mais les mains n'ont rien. Le blouson et les protections intégrées ont protégé, y compris au niveau du dos, où la bonne dorsale a amorti les chocs. Le casque a assuré son rôle jusqu'à la visière qui a râpé sans éclater, hormis le menton. Le Jean a râpé, et on regrette juste qu'il n'ait pas inclus des renforts au niveau des genoux, griffés, qui commencent déjà à gonfler.
Les deux guides reviennent au bout d'un quart d'heure, accompagnés. Le guide sort une compresse. Je nettoie les plaies. Le mécano regarde la moto et juge qu'elle peut repartir. Effectivement, deux coups de kicks plus tard, la moto repart de son poum-poum régulier. La fourche est peut-être légèrement touchée mais ce n'est pas visible; d'après le mécano, elle n'a rien. En tout cas, la moto est bien roulante, sans difficulté pour le conducteur. Nous repartons donc tous les cinq, doucement, La Puce en duo derrière moi.
C'était la dernière épingle. Il n'y aura plus ensuite que quelques larges courbes avant de revenir sur une route plus droite, et plus large. Rageant !
Ayant retrouvé le groupe, les motards s'inquiètent de l'état de santé de La Puce. Seule Bertha commentera d'un "cela aurait du lui arriver bien avant". Putain ! Il y a vraiment un sacré fond de pourri chez certaines motardes. L'envie de vomir me prend alors. Il y a des baffes qui se perdent et je me retiens de lui en coller une. M'enfin !
L'essentiel est ailleurs ! La Puce est vivante !
Elle revient de loin, très loin ! Nous en sommes tous les deux conscients jusqu'au plus profond de nos tripes.
La Puce - le 9 janvier 2010
Epilogue
Hébété après l'accident, je n'avais même pas pensé à demander à ce que La Puce voit un docteur ni aille à l'hôpital... même si la nuit, je la réveillais toutes les heures, sachant qu'elle avait eu un choc violent sur la tête et qu'il fallait pouvoir réagir vite. Heureusement, c'était le dernier jour et dès le retour en France, elle a été directement voir un médecin en urgence qui a pu lui faire une prescription pour ses blessures. Elle a ensuite été voir un ostéopathe pour certaines douleurs. Quant à moi, un mois plus tard, je suis toujours sous le choc ! Le cauchemar hante encore mes nuits. (27 février)
Vous avez aussi une aventure à raconter ? Ecrivez la moi et je la publierai :-)
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