Portrait Beppe Gualini : le dernier aventurier des Rallyes Raids
Recordman de participations à des Rallyes Raids avec 65 engagements privés
Une vie sous la signe de la passion, de l'aventure et de la solidarité
Aujourd'hui, Beppe Gualini vit dans un chalet dans une forêt du nord de l'Italie et consacre une partie de son temps à la marque Ducati, en participant aux tests des modèles de développement et en encadrant les lancements des nouveautés pour les médias. Il est également instructeur en chef de la nouvelle Ducati Riding Experience, une école de pilotage dédiée aux propriétaires et aux fans de Ducati Multistrada Enduro, machine dont il a défini les grandes lignes et la mise au point.
Chaleureux et attentif à ce que les événements qu'il met en place se déroulent bien, Beppe dispose bien évidemment d'un bon coup de guidon. Et quand on creuse un peu, on découvre un passé d'une incroyable richesse, où les mots aventure, découverte et solidarité prennent un relief qui a aujourd'hui complètement disparu dans notre société radarisée, sécurisée, normée, organisée.
Beppe détient le record de participations à des rallyes raids, en tant qu'amateur. Le statut d'amateur a été important pour lui, tout au long de sa carrière. L'amateur vit les choses plus intensément, car il doit se débrouiller, parfois compter sur les autres, souvent donner aux autres aussi, parce qu'à l'époque, il y avait un véritable échange. Dans les paragraphes qui suivent, Beppe nous raconte un millième des expériences et anecdotes vécues, qui sortent réellement de l'ordinaire. Morceaux choisis.
Le goût du voyage
Dans mon enfance à Bergame, il y avait plein de motos d'enduro. Mon père était mécanicien de camions et moi j'ai vite eu la passion de la mécanique. L'odeur de l'essence, de l'huile, monter et démonter des pièces, c'était un jeu. On a commencé à récupérer des épaves et avec trois motos et l'aide de mon père, on en refaisait une. C'était des petites motos, des 50. Un peu plus tard, j'avais pas d'argent pour faire de la compétition, mais j'ai commencé à voyager. Mais pour moi, le voyage, ça doit être extrême. Je prenais une carte, une boussole et genre je faisais 15000 km vers le Cap Nord en prenant des chemins la plupart du temps. J'ai voyagé pas mal et après j'ai commencé à aller en Afrique, à moto, tout seul.
Pour moi, le vrai voyage, à moto, c'est tout seul. Tu es libre de penser, le rapport avec les gens, c'est différent. Un jour, j'étais en Algérie, mais déjà à l'époque, les frontières, c'est compliqué. Les douaniers me demandaient de l'argent pour rentrer et je ne voulais pas. Je reste camper près de la frontière et au bout de trois jours, je vois arriver la première caravane du Dakar, un hasard complet. Là, je vois les autos, les motos et tous ces mecs m'envoient du rêve : pour moi, traverser le Sahara, c'est comme un marin qui veut traverser l'Atlantique, c'est un absolu. Donc je me suis mis dans le convoi et j'ai passé la frontière avec eux, puis j'ai continué ma route.
Une fois de retour en Italie, j'ai commencé à regarder pour des sponsors, mais tout le monde m'a pris pour un fou. Car à l'époque la course faisait 22000 km. Tout le monde pensait que je fumais de l'herbe, que je n'y arriverais pas. Or, j'avais commencé à faire des petits tests pour des journaux et j'avais un ami qui faisait du trial avec Fantic et j'ai eu un contact avec eux. Ils m'ont prêté un 125 et avec cela je me suis inscrit au Rallye des Pharaons 1982, alors que les Rallye Raid étaient inconnus encore en Italie.
Donc je prends ma moto et je pars à Venise pour prendre le bateau. J'arrive là bas à 16 h et Fenouil, l'organisateur nous dit : "il y a un problème de grève, on doit prendre le bateau demain matin à Brindisi". Je ne savais pas où c'était. Je vais dans une station essence, j'achète une carte et je vois que c'est tout en bas de l'Italie. On ne pouvait pas rouler sur les autoroutes en Italie avec une 125, mais je l'ai prise quand même et je me suis tapé les 900 bornes de nuit, j'avais le phare qui a rapidement cassé. J'avais des bidons sur la moto et je refaisais le plein d'essence et d'huile en roulant. Quand je suis arrivé à Brindisi, le bateau était en train de partir. J'ai dû hurler pour qu'ils remettent la passerelle et j'ai fini par monter à bord ! Bon, au moins, j'ai fait le rodage de la moto".
Quand je suis arrivé, il y avait quelques Français qui avaient aussi des 125, des motos de chez Yamaha avec des gros réservoirs en alu, avec des carbus Mikuni. Moi, j'avais ma moto d'origine, j'avais de l'essence et des outils sur la moto, donc je n'avais pas de place pour des vêtements. J'ai couru toute la course avec le même t-shirt pendant 3 semaines et une paire de baskets en plus. Je n'avais même pas la place pour un duvet, donc la nuit je m'enterrais dans un tas de sable pour essayer de conserver un peu de chaleur. J'ai fait toute la course avec un vieux pneu de trial super dur, qui avait plusieurs années, il était tout sec et ça a tenu et j'ai même pu rentrer à Bergame comme ça.
Première victoire de classe puis un job à plein temps...
Là, je gagne ma catégorie et je fais 25ème au général, alors qu'il y avait 160 motos au départ. On naviguait à la boussole et j'ai toujours été bon en navigation, j'ai toujours eu des facilités pour lire le paysage. Y'a que comme ça qu'un privé pouvait faire des résultats. Aujourd'hui, c'est impossible avec les GPS et les points de passage. Devant ce résultat, les autres concurrents ont porté plainte et la Fantic a été ouverte : c'était bien une 125. Là, j'ai eu la chance d'avoir le photographe Gigi Soldano et je lui demande de faire une photo de moi devant les pyramides. Cette photo souvenir, elle a été passée dans tous les médias italiens et mon pays a découvert que j'avais fait ce résultat. Je crois que ça a lancé la mode des rallyes raid en Italie et ensuite, j'ai commencé à recevoir des coups de fil.
Ensuite, le concessionnaire Honda de Milan me donne une XLR standard. Je mets quelques éléments Acerbis dessus et je prends la route pour Paris. Et là, c'est le début d'une longue carrière où j'ai roulé pour Honda, Cagiva, Suzuki, Yamaha...
Pendant longtemps, j'ai eu une réputation de bon samaritain sur les courses. J'avais plein d'outils avec moi et la nuit, on s'aidait mutuellement. A l'époque, il n'y avait pas de distinction entre les pros et les privés, il y avait un véritable esprit d'entraide.
A l'époque j'étais prof et quand tu travailles pour l'état et que tu es sportif, tu peux avoir une mise en disponibilité. Sauf que pour cela il faut une fédération sportive et qu'à l'époque, la fédération italienne de moto ne reconnaissait pas le Rallye Raid. Donc, une fois de plus, tout le monde m'a pris pour un fou quand j'ai démissionné pour me consacrer à la moto. J'ai eu la chance de trouver des sponsors et j'ai pu continuer à faire des rallyes.
Et j'ai eu une autre chance, celle de gagner les sélections du Camel Trophy en 1985 pour l'Italie, donc je suis allé faire l'épreuve à Borneo et ensuite Camel m'a appuyé pendant longtemps. J'étais d'ailleurs le seul pilote Camel pendant longtemps sur les Rallye. Et ils avaient de la visibilité, car souvent, dans une même année, je cumulais le Rallye de l'Atlas, la Tunisie, la Djerba 500, les Pharaons, le Dakar, voire même l'Inca en Amérique du Sud.
Officiel ? Non merci !
J'ai refusé ; j'ai toujours voulu rester indépendant. J'ai refusé par un choix de coeur. Pour remercier mes sponsors qui m'ont aidé quand j'étais inconnu, je n'ai pas voulu changer. J'ai eu une proposition de Yamaha, mais leurs sponsors c'était Chesterfield et Gatorade ; moi, j'ai longtemps été soutenu par Camel et Energit et je voulais leur rester fidèle. Et à un moment, je me suis rendu compte que j'étais plus célèbre comme pilote privé, que si je devenais officiel j'aurais peut-être moins d'exposition. Ça a joué pour que je reste fidèle à mes sponsors.
J'ai découvert des choses incroyables, sur le Dakar, d'avoir un fan club français : sur la liaison près de Sète, j'avais un fan-club qui m'avait fait un t-shirt, fait à manger, ce n'était même pas des Italiens. Sur le Dakar, j'avais une bonne réputation de privé, je suis passé plusieurs fois sur TF1... Je finissais mes courses en général : sur 65 rallyes, je ne compte que deux abandons.
Après la mort de Thierry Sabine, les choses ont été reprises par son père et les décisions n'ont pas été bonnes. L'esprit du rallye a changé et le Dakar, tel qu'on l'a connu, est mort. Avant, c'était une vraie aventure. On a découvert que nos balises de secours ne fonctionnaient pas. On faisait notre trace, on ne suivait personne. Quand il y a une trace à deux kilomètres de toi, tu ne la vois pas. Le rôle du mental est prédominant, c'est avec ta tête que tu arrives... J'ai fait mon dernier rallye africain en 1993, avec une Yamaha.
Des anecdotes hallucinantes
Sur un Dakar, Thierry Sabine faisait souvent partir les pilotes dans l'ordre inverse du classement. Une bonne idée, mais c'était dangereux pour nous, car cela faisait trop de monde à doubler, sachant que moi j'étais souvent classé juste après les pilotes officiels. Bref, un jour de 1986, sur une dune, Véronique Anquetil se fait une grosse chute, elle se fait éjecter, la moto lui retombe dessus et le choc lui ôte son casque, elle prendra deux mois de coma. Moi, j'arrive derrière et la vois inanimée après la dune, sauf qu'elle est sur ma trajectoire. Je l'évite et je chute et je me fais les ligaments. J'appelle l'hélico qui charge Véronique et repart. Du coup, j'ai pris mon t-shirt, je fais une bande et je me bloque le genou et je repars sur la moto et j'ai fait 350 kilomètres de dune sans les ligaments. Quand je suis arrivé, à cause de la tempête de sable, les médecins n'étaient pas là. Après une mauvaise nuit, j'ai dû abandonner... Je finis donc la course dans l'hélico avec Thierry Sabine et j'ai vu la course du haut, c'était magique et ça compensait le fait d'avoir abandonné. A un moment, la radio appelle et un autre pilote est en grave trauma crânien. Thierry manque alors de place dans l'hélico et me pose dans le milieu du désert, sans eau et me dit qu'il revient me chercher. J'étais en plein soleil, je n'avais plus de t-shirt, car j'avais soigné mon genou avec. Le temps passe. C'est long. Et là, je me dis que si Thierry a un problème, je suis à moitié à poil dans le désert, tout seul. La nuit arrive, je commence à creuser un trou dans le sable et là, j'entends l'hélico arriver... C'était long !
Une autre fois, sur la frontière entre le Niger et la Mauritanie, des Touaregs avaient installé une corde en travers de la piste pour faire tomber les pilotes et les dévaliser. J'arrive sur eux, je vois le piège au dernier moment et en réflexe, je mets du gaz et je les tape de toutes mes forces. La corde m'a brulé le buste, mais ce sont eux qui sont tombés. Là, je deviens fou, je fais demi-tour pour aller les tuer et quand j'arrive de nouveau sur eux, ils se mettent à sortir des lances. Du coup, je réalise que mon objectif, ce n'est pas la vengeance, mais de finir le rallye. J'ai eu du mal à retrouver ma concentration, mais j'ai fini par terminer l'étape. J'ai appris que 8 pilotes avaient été attaqués et avaient été relâchés à poil dans le désert.
Pour mon premier Dakar, en 1983, je me tape 1300 kilomètres de route et j'arrive à Paris, je ne connais personne. Un ami m'a réservé un hôtel pas cher et c'était compliqué, parce que va trouver un hôtel pas cher à Paris un 31 décembre ! L'hôtel en question était rue Saint-Denis, c'était un hôtel de passe. Je vais dormir, je reste dans mes vêtements de cross. En pleine nuit, vers 2 h du mat', une prostitué se fait assassiner de quelques coups de pistolet. Les flics arrivent, je me fais embarquer. Un policier me voit avec mes bottes de cross et me demande ce que fais là. Je lui explique et profitant d'un moment d'inattention, il ouvre les portes du panier à salade et me laisse partir. Sinon, je ne pouvais pas prendre le départ de mon premier Dakar.
Et aujourd'hui ?
Aujourd'hui, si j'avais la possibilité de faire un Dakar, je ne le ferais pas. Ok, les paysages sont magnifiques, mais le GPS a tué l'esprit du rallye. Mon truc, c'est de discuter avec les gens, de prêter un outil, de partager un morceau de pain, pas d'arriver le soir, de laisser la moto à des mécanos et d'aller dormir au Sofitel.
Reste une vie active et toujours bien remplie, en plus d'une palette invraisemblable de souvenirs tout aussi intenses les uns que les autres et la satisfaction d'avoir vécu des expériences ô combien enrichissantes. Parmi les souvenirs, l'expérience du Camel Trophy où il a été à l'organisation de l'événement pendant de nombreuses années lui a permis de travailler longtemps avec Land Rover et de développer la partie off-road du premier Porsche Cayenne. En moto, c'est la Suzuki 750 DR Big, qui lui a donné le plus de satisfaction ; "avec une moto, je faisais deux saisons, je refaisais les moteurs, mais la même moto faisait 100.000 km de rallye avec moi ! C'était des motos solides, pas d'électronique, du refroidissement par air".
Il y a aussi la Cagiva Elefant, qui lui a donné l'occasion de commencer à travailler avec Ducati, car sur les premiers prototypes de rallye, il leur avait demandé à trois reprises de baisser la puissance du moteur.
Et tout cela sans regret et sans amertume : "aujourd'hui, le monde est régi par des lois, par la peur, par les assurances. On ne peut plus partir à l'aventure, il faut trouver un responsable sur tout. On ne peut plus retourner en arrière, tu imagines, sur le Dakar, ils ont un couloir de 300 m pour rouler et si tu sors de ce couloir, ton GPS bippe. Tu ne donnes plus la chance à des amateurs de faire des résultats. Moi, j'ai eu le respect des pilotes officiels parce que parfois, je les aidais à réparer la moto. Aujourd'hui, ce sont deux mondes qui ne se parlent pas. En Italie, personne ne connaît plus le Dakar".
Beppe Gualini en quelques chiffres
- Né à Bergame le 23 avril 1953
- Diplômé comme professeur d'éducation physique
- A participé à 15 Paris-Dakar (3 victoires en catégorie Marathon ; un 11ème général comme meilleure place)
- A participé à 12 Rallye de Tunisie
- A participé à 11 Rallye de l'Atlas
- A participé à 4 Djerba 500
- A participé à 5 Rallye de Sardaigne
- A participé à 4 Rallye des Incas
- A participé à 1 Rallye d'Islande
- A participé à 4 Rallye Baja de Monteblancos
- A participé et organisé 15 Camel Trophy
Commentaires
Un grand monsieur !
09-12-2017 09:13Un sacré aventurier. Dormir ds le désert sans duvet en s'enfouissant dans le sable !!! Une vision de la relativité des choses. C’était costaud les Fantic !!!
09-12-2017 09:35Le genre de gars simple que l'on rencontre à table pendant nos présentations où l'on essaye les nouveaux modèles : la magie du métier
09-12-2017 11:08Respect
11-12-2017 19:19