Claude est revenu
Claude. Ah. Et qui est-ce ? "Un vieux de la vieille", me glisse Fifi. Dans le Bouclard, ce sont de grands éclats de voix. Sa femme le suit, revêche.
‒ HOCKENHEIM !
Le cri par l'embrasure de la porte m'a fait sursauter. Pour un peu, j'en aurai lâché ma clef de dix.
Un remue-ménage dans le bureau. Le taulier ouvre la porte vivement et crie à son tour :
‒ SACHSENRING !
Puis il passe à demi-courant devant moi, murmurant pour lui-même :
‒ Oh, boudid' boudioud' boudioud' si je m'attendais...
Seb et moi nous regardons, interloqués. Dehors, ce sont de grands éclats de voix, des rigolades. Fifi rapplique aussi et beugle, avec sa voix de cariste :
‒ HO ! C'est pas un peu fini, ce bordel ?
Nouveaux éclats de rires à l'extérieur. J'hésite : je vais voir ce qui se passe, ou pas ? J'interroge Seb du regard. Il me répond d'un haussement d'épaules. Allons jeter un oeil : on a quasiment terminé de remonter les flancs de sa Fazer.
Dehors, tout le monde parle en même temps. Un attroupement s'est formé autour d'une de ces grosses Béhèmes à six cylindres dont le nom m'échappe. Son propriétaire est un type un peu plus âgé que moi, très grand, vêtu d'un vieux cuir râpé. Il porte des bottes de piste par-dessus son pantalon.
Soudain, je ne fais plus partie de la bande. Ils parlent avec excitation de péripéties survenues avant que je n'arrive au Bouclard. Ils évoquent des gens et des lieux que je n'ai pas connus. Ils font revivre une histoire dont je suis absent. J'en suis jaloux.
Seb et moi nous tenons à la périphérie, largués par les événements. Quand je remarque une personne qui, comme nous, reste à l'écart : une femme. Elle me fait penser à un lévrier maussade : la mine longue, maigre, les sourcils froncés. Elle n'a visiblement pas envie d'être là. Elle est incongrue, avec ses chaussures de ville basses, rouge à petite boucle dorée, ses cheveux teintés et son sac à main en bandoulière.
A eux deux, ils sont la manifestation sociale du principe d'action et de réaction.
Très vite, je me désintéresse de l'agitation autour de la six-cylindres pour la scruter, elle, la non-motarde, ici par contrainte dans ce monde qu'elle renifle de loin, les mains dans le dos. Je lui donne dix minutes avant de commencer à envoyer des signaux corporels clairs : "alors ? on se casse ?".
En d'autres circonstances, elle m'aurait été antipathique. Mais là, nous nous rejoignons sur le pourtour, spectateurs d'une scène dont nous sommes écartés, elle par choix, Seb et moi par vécu.
Je songe alors à toutes ces motardes malgré elles, entraînées par leur compagnon dans une activité qui ne leur convient guère ; les allergiques à la voiture sont moins nombreuses, j'imagine. Les voici contraintes de s'habiller drôlement, de fréquenter aussi des soudeurs, des plaquistes et des carrossiers. Motard ne se met au féminin qu'occasionnellement.
A deux, déjà, elles s'assemblent, parlant de leurs choses de non-motardes. Je les voyais bien, à l'époque de la bande à Vincennes-le-vendredi, soulagées de ne pas devoir passer la soirée à écouter ces récits de vraoum et de vroappp qui ne les ont distraites qu'un quart d'heure, au tout début.
Me voilà SDS bancal : j'ai le vocabulaire, mais il me manque la trame. Je ne sais pas qui est Claude, je ne ris pas à leurs blagues codées. Un moment, je songe la rejoindre, lui faire un clin d'oeil de connivence, moi le Saint-Bernard maladroit, elle le lévrier réticent. Je renonce : ce n'est pas mon affaire. Si elle a choisi de jouer la victime, ce n'est pas à moi de faire le sauveur.
Seb m'adresse un petit coup de menton. Je hoche la tête. La cour est décidément trop pleine de Claude-qui-est-revenu. Nous retournons à sa Fazer.
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