Rouler de nuit sur circuit
Un nouvel univers où tous vos sens sont brouillés. À plus de 250 km/h...
Les pièges à déjouer, les automatismes à créer, les règles à respecter...
Il y a parfois dans la vie des petits moments qui ne doivent rien à personne, des instants privilégiés où vous vivez un truc qui, normalement, ne devrait pas vous être accessible. Un de ces petits bonus de l'existence qui permettent, au choix, de savourer pleinement l'instant présent voire, c'est possible, d'en ressortir avec un autre regard sur les choses.
Un de ces moments rares, par exemple, consiste à faire des tours de circuits en pleine nuit. Comment vous faites pour faire ça ? Du circuit en pleine nuit ? A moins d'être pilote d'endurance, c'est mission impossible ! Pas grâce à l'action conjointe de Box23 et des Pirelli Days qui et c'est un cas unique en France (voire en Europe), permettent à tout le monde d'avoir accès au circuit de Magny-Cours pour 3 sessions de roulage nocturnes, de 21 heures à minuit.
Nuit magique (© Catherine Lara)
21h30. Le soleil s'est couché. La ligne droite des stands devient un tunnel sombre, bercé par un halo de lumière sur son côté gauche. Avec 175 chevaux sous la poignée droite, elle est vite avalée, ponctuée par les déflagrations de la coupure d'allumage générée par le shifter au moment où le V4 de la Tuono 1100 RR atteint 12 000 tr/mn. À peine le temps d'apercevoir quelques rares silhouettes fantomatiques qui regardent les motos passer à travers les grillages. Présence fragile et réconfortante à la fois.
À fond de 4, bienvenue dans l'obscurité. Ou presque. Quelques lampadaires diffusent un peu de lumière dans cette partie du circuit, de quoi voir l'entrée du virage, mais pas trop de deviner le point de freinage. Avant d'entrer dans Estoril, un puissant lampadaire éclaire l'entrée de cette courbe à droite, mais je trouve qu'elle capte toute mon attention. Du coup, je dois me forcer à me plonger doublement, mon regard et moi-même, dans la courbe. À ce moment, je suis en troisième et tout écart se paye cash dans le bac à graviers. Le problème d'Estoril, c'est que le vibreur extérieur est invisible de nuit. Je me force à m'imaginer où il est, afin de conserver une trajectoire fluide qui me permettra de remettre du gaz assez tôt.
La "ligne droite" qui conduit d'Estoril à Adélaïde n'est, en fait, pas une ligne droite mais une supercherie. Elle n'est pas continue, mais composée de trois segments. Un faible halo lumineux surplombe le dernier vibreur. C'est par là que je dois me diriger. 4, 5, 6, la Tuono V4 RR pédale d'autant plus fort qu'elle tire court sur les derniers rapports et l'accélération ne faiblit jamais. Presque 12000 tr/mn, 260 au compteur, la Tuono fend l'obscurité avec style et détermination. Au bout, alleluia ! La zone de freinage est éclairée et permet de taper dans les freins comme en plein jour, avec la certitude de choper le point de corde au millimètre. Mais juste avant le point de corde, petit sursaut. Je me fais doubler. Par mon ombre. Bizarre.
Seconde arnaque. La section qui suit n'est pas plate. Entre Adélaïde et Nurburgring, il y a bien trois niveaux différents ; 50 cm de dénivelé suffisent à modifier la perspective. Au passage des deux premiers, la Tuono se cabre et éclaire le ciel. Pas très pratique. Le troisième, c'est l'entrée à droite de Nürburgring, qui est légèrement en aval du champ de vision. Du coup, je la découvre au dernier moment et j'y entre un peu plus vite que prévu... mais ça passe. La section suivante est plus difficile : l'entrée du 180°, c'est un large ruban de bitume vaste comme une entrée de parking de supermarché. Déjà, de jour, de multiples trajectoires sont possibles, alors de nuit, j'aurai du mal à savoir où exactement freiner et passer. Le puissant lampadaire brouille les repères et vient scintiller dans le scotch qui recouvre les rétros à l'accélération, me donnant l'impression qu'une meute de pilotes est lâchée à mes trousses. D'autant qu'à la réaccélération, une tâche (graisseuse ?) sur le bitume attire le regard même si je sais que ce n'est pas l'endroit idéal pour lâcher 175 chevaux avec encore un peu d'angle...
Dans l'entrée d'Imola, même punition qu'à Nürburgring : une légère déclivité que l'on aborde debout sur les freins masque le point d'entrée. Tout est donc fait pour rater le point de corde. Le virage du Lycée donne la double joie d'écraser les freins à fond de quatrième et de revenir, fort temporairement, dans la lumière. Et c'est reparti pour un tour de manège !
Circulez, y'a rien à voir !
Si semblable et si différente : l'expérience du roulage sur circuit bouleverse vos sens. Il n'y a pas 1000 trajectoires sur un circuit et vous allez devoir répéter celles apprises de jour, mais avec l'un de vos cinq sens légèrement (voire sérieusement !) altéré : la vue. Cela n'a rien d'un petit embarras, puisque l'on connaît l'importance du regard dans la maîtrise d'une moto !
Chaque circuit possède ses caractéristiques et Magny-Cours est faiblement éclairé, de nuit. Cela dit, en dehors des deux zones de freinage où l'on arrive assez vite (Adélaïde et le Lycée), aucune autre portion n'est éclairée convenablement. C'est soit trop, soit pas assez, soit pas au bon endroit.
Trop, c'est typiquement le freinage à l'entrée du 180°. Les repères sont brouillés, le bitume brille, la lumière éblouit, il faut faire abstraction de tous ces éléments pour se concentrer sur l'essentiel. Pas assez, c'est globalement le milieu d'Estoril, où l'on est plein angle, tout par terre, sans trop voir précisément où l'on doit sortir. Pas simple. Ailleurs, c'est l'entrée d'Estoril, qui capte le regard alors qu'il va vite falloir prendre une décision la façon dont vont se dérouler les microsecondes qui suivent, histoire de ne pas se faire happer comme un lapin par les phares d'une voiture et finir dans le rail. Et, dans tout cela, le relief, même minime, complique encore les choses. Tout comme les mouvements d'assiette de la moto.
Les règles à suivre
Equiper la moto et son pilote
Les organisateurs de roulage nocturne font respecter aux participants des règles strictes. Il y a déjà les évidences sans lesquelles vous n'entrerez pas en piste : visière claire, phares à l'avant (ça peut ne pas être le dispositif d'origine, mais évitez la lampe de poche avec piles LR6), feu rouge à l'arrière (le feu stop n'est pas indispensable). Gilet fluo obligatoire par dessus la combine, enroulé au scotch façon hamster (si vous ne connaissez pas la blague du hamster, écrivez à la rédaction, on vous expliquera) pour éviter qu'il ne se déchire avec la vitesse. Le look, c'est important.
La moto doit rouler en plein phares, les rétroviseurs (quand il y a en), couverts de scotch pour ne pas être ébloui. Si vous avez un shiftlight, il faut également le masquer, sinon ça va faire guirlande de sapin de Noël dans la bulle et ça peut risquer de vous déconcentrer ou de troubler la vision. Et en parlant de vision, on vous recommande de ne pas trop fixer les points lumineux dans les stands au moment du départ, car cela va retarder le moment où votre pupille s'acclimatera à l'obscurité sur la piste... et donc votre capacité à rouler vite, bien et en sécurité.
Aller à son rythme
Lors du briefing qui se tient par une douce soirée sans nuages, les organisateurs insistent sur deux points : les repères changent, les sens sont perturbés, il va falloir recréer des automatismes. En d'autres termes : chacun doit y aller à son rythme et même les habitués des roulages pistes et ceux qui sont familiers avec Magny-Cours peuvent être perturbés au début. Il faut aborder les premières sessions avec humilité.
Se re-fabriquer des repères
Premier conseil, donc : ne pas se surestimer et d'abord chercher à se refabriquer des repères.
Savoir évacuer la piste
Second conseil, utile en cas de non-respect du premier : en cas de chute, pensez vite à évacuer la piste car les autres pilotes vont vous arriver dessus sans vous voir. La collision est la source des blessures les plus importantes sur piste et vous devrez penser à évacuer la trajectoire au plus vite. "L'an dernier, un de nos stagiaires a si bien appliqué la consigne qu'on ne le retrouvait plus", plaisante Sébastien Normand, de Box23, lors du briefing. Il était juste parti se planquer derrière une pile de pneus et de nuit, les commissaires n'arrivaient pas à le retrouver.
La chute est possible, car au-delà des repères qu'il faut se refabriquer et de toute la perception qui est perturbée, les conditions de piste, elles-aussi, ont changé.
Anticiper le froid
Le bitume est plus froid, l'adhérence change, les pneus mettent plus de temps à chauffer. Et la bande blanche, là, elle glisse, ou pas ? Qui a envie d'aller tester ? Morale de l'histoire : j'ai remonté d'un cran le niveau d'anti-patinage de la Tuono V4.
Pilote, c'est un métier !
Surtout ne pas croire que la nuit est devenue immédiatement magique, Catherine ! Je l'avoue : lors de la première session, j'ai souffert. Perturbé par les éclairages qui attiraient le regard, freiné par les repères de freinages disparus, inquiété par les tâches sur le bitume et la proximité des lignes blanches et de la trajectoire optimale, dérouté par le "relief" (je n'ose même pas imaginer ceux qui roulent de nuit à Portimão, à Philip Island ou à Kyalami !), j'ai eu du mal à trouver le "rythme", celui qui fait que toutes les parties d'un circuit se déroulent à votre main, que toutes les difficultés se lisent comme une partition, que tout devient naturel, sans obstacle physique ou mental. Peur de gêner les autres, honte de freiner trop tôt, maladresse du geste toujours un peu trop retenu, je n'étais "pas dedans", comme on dit... De cette expérience douloureuse, je tire encore plus de respect (il y en avait déjà beaucoup !) pour les pilotes d'endurance et pas que les top guns, capables de faire abstraction de tout et de tenir un rythme millimétrique et endiablé dans le noir et dans le froid. Quand je pense qu'au 24 Heures du Mans 2016, certains reproduisaient quasiment leurs chronos du jour, la nuit, par 1°C de température ambiante, chapeau bas ! Pour le poireau, le roulage de nuit sur circuit est un mélange de fascination, de jubilation et de terreur. On le met où, le curseur ?
La délivrance est apparue lors des deux sessions suivantes. Alors que je quitte la voie des stands en m'apprêtant à souffrir à nouveau, nous ne sommes alors qu'une vingtaine sur la piste et je décide d'abord de laisser partir les furieux pour rester seul, afin de me concentrer sur l'essentiel : mes sensations. Et là, la magie opère. Il fait maintenant totalement noir, je suis calme, je gère.
J'ai retrouvé des repères de freinage, j'arrive à deviner les points de corde à l'entrée de Nürburgring et d'Imola et seul le 180 me pose encore un peu problème. Et je suis à nouveau quasiment dans le même rythme que de jour. Genou par terre, déclenchements d'ABS sur un freinage appuyé, sortie plein gaz au ras des vibreurs extérieurs : les sensations physiques sont les mêmes, mais les sensations psychologiques sont simplement décuplées. Changement de stratégie lors de la dernière session, où je resterai longtemps dans la roue d'un groupe de 5 pilotes qui ne faisaient pas semblant : suivre ce ballet de feu rouges dans le noir qui serpente le long d'un ruban imaginé, être à cinquante centimètres d'une sportive qui crache des flammes bleutées de son pot d'échappement en titane à fond dans la ligne droite, se retrouver dans un paquet où personne ne lâche rien, voire les machines s'animer d'un jeu de couleurs et briller furtivement lors d'un passage éclair sous un lampadaire, tout ceci n'est que pure magie que seuls les véritables pilotes d'endurance peuvent normalement vivre. L'espace d'un instant, leur univers sensoriel s'ouvre aussi à des poireaux.
Bilan de cette nouvelle expérience : après 30 ans de moto, j'ai encore découvert de nouvelles sensations fortes !
Pour pouvoir vivre ce moment, il faudra donc regarder début décembre 2016 l'ouverture des dates des Pirelli Days organisés par Box23.
Plus d'infos sur les roulages de nuit sur circuit
- Tous les conseils
- Site : www.box23.fr
- Site : www.pirelli.com
Commentaires
Si les motards "ordinaires" roulaient plus souvent de nuit, il pourraient avoir un "éclairage" sur cette magie qui se manifeste lors de grands roulages nocturnes.
02-06-2016 18:31