Concessionnator II : le retour de la vengeance
Les concessionnaires ne sont pas tous des escrocs qui voient en chaque client un compte en banque sur pattes. Dans leur concession, ces simili-Freud pourraient recevoir sur divan les confessions de mal-être qui se cachent derrière un achat.
De temps en temps je vais faire un coucou à mon concessionnaire chéri. Sa concession est un lieu particulier qui mérite d'être observé pour la faune qui y déambule. Même en pleine semaine on peut y faire d'étranges rencontres.
Quand je m'y pointe, mon concessionnaire chéri est en pleine discussion au téléphone. A voir sa tête, il a atteint le 9e degré sur l'échelle du Profond Agacement, échelle qui ne compte d'habitude que 5 degrés. D'un geste, il me désigne l'une des chaises devant lui, signe qu'il m'autorise à écouter sa demi conversation.
- Je suis bien d'accord, mais il est impossible de remettre votre moto en circulation pour moins. C'est le minimum que l'on puisse faire. Surtout si vous voulez la revendre ensuite.
A l'autre bout du fil, ça a l'air de s'énerver.
- Je vous comprends tout à fait, mais je vous le répète : on ne peut pas faire moins, sauf à vendre une machine dangereuse à la conduite ou qui ne fonctionne pas bien.
En l'absence de contexte, je me désintéresse de la conversation. Mon regard erre dans la concession. Un vieux motard accoudé au comptoir des pièces détachées. Un gamin qui décrit des cercles concentriques autour d'une R1 grise et bleue érigée sur un podium. Quelques minutes passent.
Mon concessionnaire chéri finit par raccrocher. Il soupire.
-Salut. Ch'te jure, faut se les farcir certains jours : un type qui a laissé une Fazer 6 moisir dans son garage pendant neuf ans et qui s'étonne qu'il y a tout à refaire dessus, du circuit d'essence aux pneus en passant par les freins. On lui fait une fleur en lui facturant le minimum-minimorum pour le nettoyage et la réfection des carbus qui étaient complètement bouchés par la vieille essence et il râle. Pourtant je l'avais prévenu qu'à la cote actuelle il allait à peine s'y retrouver à la revente. Et bien évidemment il la veut pour la fin de ma semaine, comme si on n'avait que ça à faire de s'occuper de sa semi-épave.
Je hausse les épaules. Le téléphone sonne à nouveau. Il décroche.
Le gamin de tout à l'heure a lâché la contemplation de la R1 pour s'intéresser à une R6. Il a la vingtaine. Un jet au bras. Le vieux motard quitte le comptoir des pièces détachées avec un gros sac lourd. Je le suis du regard alors qu'il franchit la porte de la concession. La CX 500 dehors doit être à lui. Gagné. Belle machine, bien entretenue : le moteur était propre et les jantes pas du tout piquées. Il doit l'avoir depuis un bail. Peut-être même qu'il l'a achetée neuve.
Je me lève et vais me chercher un chocolat à la machine. Entre temps, le gamin s'est assis du bureau, profitant que mon concessionnaire chéri a fini de parler au téléphone. Je me rapproche en faisant un pari avec moi-même sur la machine qui l'intéresse : MT-07 avec son permis tout frais en poche, mais sans trop de thunes il finira par acheter... voyons voir... peut-être une Diversion d'occaze. 3.800 euros, ça doit être dans son budg', mais il va tiquer sur le kilométrage de celle qui est dehors.
Raté.
Complètement.
- Et on pourra les commander en « full » à partir de quand, demande-t-il à mon concessionnaire.
- D'ici peu. Et de toute façon elles pourront être débridées par la suite.
Dans sa main, le gamin tient la brochure de la R1.
- Comme je voudrais aller tourner sur piste avec, je ne voudrais pas qu'elle soit bridée.
- Je comprends, répond mon concessionnaire. Au pire, faites le rodage en 100 chevaux et on vous la débride à la révision des 1.000. Par contre, il faudra lui faire un petit sur-rodage après en tirant dessus progressivement et ne pas attaquer d'emblée dès la révision faite. Je déconseille aussi de faire de la piste tout de suite pour permettre aux freins et à la boîte de se roder.
- Evidemment, évidemment. J'ai toujours fait ça avec mes machines de piste, répond le gamin.
Comme quoi, les apparences sont souvent trompeuses...
Il reprend : il existe un pot adaptable ?
- Oui. Mais c'est un pot homologué, donc les gains sont négligeables par rapport à l'origine si vous voulez faire de la piste, répond mon concessionnaire. Je pourrais jouer les vendeurs de base et vous vanter les mérites d'un pot, mais il faut être honnête : sauf à opter pour une ligne complète qui va coûter les yeux de la tête, mieux vaut optimiser les liaisons au sol pour rouler vite. Un bon train de pneus vous fera bien plus progresser. Des plaquettes de frein « piste » aussi, tant qu'à faire. Mais un pot... c'est très superflu pour le prix que ça coûte, je ne vais pas vous raconter d'histoires.
Le gamin opine du bonnet.
- Et la R6 ?
- Plus facile, parfois même plus rapide sur certains circuits techniques où la puissance de la R1 a du mal à s'exprimer. Mais ça reste une arme dans les mains d'un bon pilote moyennant quelques aménagements. Et ça reste conduisible sur route, même si de mon avis personnel il y a nettement mieux pour rouler tous les jours chez Yamaha.
- Comme ?
- Comme tout simplement la MT-09. Ou même la MT-07 qui peut suffire à bien des motards.
Ce que j'aime bien chez mon concessionnaire chéri, c'est qu'il ne cherche pas à embrouiller ses clients ou à leur vendre du rêve.
- Je me demande quand même si je ne vais pas vite me lasser d'une 600, se demande le gamin, un doigt sur la bouche. Plus pointue. Moins à l'aise.
- La 600 est une bonne école. Tout dépend de votre niveau de pilotage. Mais j'ai des clients qui sont repassés sur une 600 après avoir roulé en R1 parce que la R6 est moins physique. Sur 10 tours, ce n'est pas un problème, mais sur une après-midi de roulage, la R6 réclame beaucoup moins d'efforts. Après, évidemment, je comprends l'attrait que peut avoir la R1, ajoute-t-il avec un demi-sourire.
Le gamin se mâchouille les lèvres. Il se lève et va regarder à nouveau la R1 sur son piédestal. Mon concessionnaire et moi échangeons un regard. Je fais une petite moue, l'air de dire « ptète c'est le frangin à Marquez ».
Ding dong fait la porte d'entrée. Une femme entre d'un pas rapide, décidé. Rien à voir avec la clientèle habituelle. Tailleur sombre. Echarpe de laine fine. Grosses boucles d'oreille. Coiffure sophistiquée. Elle marque un temps de pause pour parcourir les lieux du regard, puis interpelle le gamin :
- Côme ? Que regardez-vous là ?
Le gamin, qui lui tournait le dos et ne l'avait pas vu entrer, blêmit. Il perd d'un coup 10 centimètres et rentre la tête dans les épaules.
- Mère ? Mais que faites-vous ici ?
Celle qui apparemment est l'auteure de ses jours vient se planter à côté de lui et jette un oeil méprisant à la R1 avant d'avoir ce commentaire en guise de verdict :
- Pas question. C'est beaucoup trop gros. Nous avions dit une petite moto pour aller à l'université.
- Mais mère...
- Pas question j'ai dit. Quoi d'autre ?
Le gamin pointe un doigt hésitant vers la R6. Sa mère y jette un oeil et renifle de dédain. Le gamin n'insiste pas. La mère nous avise enfin et se dirige vers nous, la main tendue :
- Bonjour. Nous voudrions acheter une moto pour mon fils. Une petite moto pour qu'il puisse se rendre à la faculté. Rien d'extravagant. Déjà qu'une moto, pensez donc, mais soit... Donc une petite moto. Pour la ville. Et pas de scooter : ils se font tous voler.
Mon concessionnaire chéri se lève. Je recule et sors du champ de vision de la virago.
- Bonjour. Votre fils a-t-il déjà passé un permis ?
- Oui, son permis voiture. Et ce serait déjà bien suffisant si cela ne tenait qu'à moi. Mais apparemment pour conduire une petit moto cela ne suffit pas.
- Effectivement. Il faut passer un permis supplémentaire pour conduire des motos de plus de 125 centimètres cube.
La femme agite la main d'un air agacé : ce genre de détails ne l'intéresse pas.
- Bien, bien. Et donc, qu'a-t-il le droit de conduire ?
- Une 125, après une formation complémentaire. Ou un 50 sans permis, juste le brevet de sécurité routière.
La femme se tourne vers son rejeton, tout absorbé par la contemplation de ses chaussures :
- Vous ne nous aviez pas dit cela il me semble, sur un ton de reproche.
Le gamin bredouille une excuse inaudible.
La femme jette un oeil circulaire sur les motos alignées. Mon concessionnaire chéri se garde bien de dire un mot. La femme avise une YBR blanche devant deux scooters :
- Et celle-là ? Peut-il la conduire ?
- Oui, moyennant une espèce de... mini-permis qui dure 7 heures.
La femme fait deux pas en direction de la moto, puis assène :
- Ça sera parfait. N'est-ce pas, Côme ?
Le gamin ne dit rien. Il me jette un coup d'oeil, à défaut de pouvoir regarde mon concessionnaire en face. Ce dernier intervient néanmoins :
- Nous proposons d'autres modèles de 125. Comme celle-ci, explique-t-il en désignant de la main une YZF.
Haussement de sourcil en face.
- Cette horreur ? Mais comment peut-on rouler sur de tels engins ? Non, ça sera celle-là, la petite, elle suffira bien, répond-t-elle en désignant à nouveau l'YBR.
Le gamin tente de protester faiblement. Il se fait proprement rembarrer :
- Côme, je n'aimerais pas à avoir à vous rappeler ce que votre père vous a dit. Vous avez obtenu beaucoup de nous, ne poussez pas votre chance.
Sur cet autre verdict, elle nous adresse un petit hochement de tête qui vaut congé et pointe sa mise en plis vers la sortie. La porte se referme sur elle. La tension baisse de deux crans. Le gamin regarde toujours ses chaussures. Le silence s'éternise. Mon concessionnaire toussote, va se rasseoir et fait semblant de regarder son écran d'ordinateur le temps que le gamin se fabrique une contenance. Tout va se jouer dans les secondes qui viennent. Soit le gamin avale le pilule et achètera peut-être l'YBR ; soit le gamin se sent trop humilié et il sortira ventre à terre sans même nous regarder pour ne plus jamais revenir.
Mon concessionnaire décide de rompre le silence :
- Et une MT-125 ? Même moteur que l'YZF, mais peut-être que ça passerait ? La noire, à côté de l'YBR, indique-t-il.
Le gamin y jette un oeil et soupire.
- Pour la R1... on verra dans deux ans, non ? ajoute mon concessionnaire, sur un ton encourageant.
Le gamin hoche la tête, résigné.
Pauvre môme...
****************************
Clientator
- Client qui roule au-dessus de ses pompes ou au-dessus de son budget.
- Client qui veut tout, tout de suite
- Client qui ramène une épave et la veut restaurée pour le lendemain.
- Client qui change de discours quand bobonne est avec lui.
- Client qui pinaille pour 2 euros.
- Le collectionneur de docs.
- Le gamin qui vient pour acheter une R1, puis sa mère entre et il repart avec une YBR 125.
Commentaires
yeah
03-12-2015 07:05excellent, et tellement vrai.
ça me rappelle des discussions entendues ici ou dans des concessions.
tom4
ps: je me suis douté du loup à partir de "e me demande quand même si je ne vais pas vite me lasser d'une 600, se demande le gamin"
ouai, pauv môme
03-12-2015 10:08Mouai ; sale môme plutôt !
03-12-2015 10:33Non pauvre môme !...surement pas facile pour lui d'échapper à cette triste réalité ! ...rêver de s'évader en R1 pourquoi pas au final !!
03-12-2015 11:59redoutable cette chronique, me connaissant, j'aurai pas pu m'empêcher d'envoyer une vacherie à la vioque, mais ça n'aurait pas aidé le môme, ni le conss
03-12-2015 12:06David ! T'as laissé traîner mes notes de bas de page ! Grrrr !
03-12-2015 14:07J'aime bien les notes perso, ça éclaire sur le processus d'écriture.
03-12-2015 16:20Pôv' gosse quand même, comment il va pouvoir impressionner Marie-Chantal ?
Celle kronik-là est remarquable, chapeau.
J'imagine la suite dehors en montant dans la jaguar rutilante..."Et il suffit ! point de moto j'ai dis ! Antoine vous accompagnera avec la Bentley a l'université ...et ne discutez pas c'est ainsi !"
05-12-2015 12:02Ben oué on peut avoir l'Âme, le fric, l'amour, mais pas forcément le choix...moi je dis pÔv môme..il doit se fabriquer un rêve pour sembler exister, se fondre dans la masse, sortir du lot... Quelle tristesse.
Bon, j'ai pas trop envie d'encenser les concessionnaires en ces temps de libéralisme débridé (le comble...) et de gout immodéré et décomplexé pour le profit à tout crin.
21-12-2015 12:22Mais surtout, oui, comme beaucoup d'autre, j'éprouve une certaine tristesse pour le gamin. Un je ne sais quoi de rêve brisé, peut-être.
Ca me rappelle mes tout débuts, avec un papa - très - autoritaire, qui m'a foutu dans les pattes pour commencer une MZ 125, et pas une récente hein ! La honte. 6 mois après, une GS 550 était achetée (d'occasion quand même) une semaine avant mon passage (réussi)du permis A. Donc, finalement, il ne faut pas se fier aux premiers événements ! L'espoir reste permis (moto)...