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Vie ma vie de livreur de sushi

1 an au milieu des équipements défaillants, des machines en mauvais état, des locaux délabrés

6 euros de moyenne de pourboire pour 7.41euros net de l'heure

Qui n'a pas été étudiant ? Moi aussi, j'ai dû trouver un petit job dans l'optique d'acquérir une première indépendance financière. J'ai commencé par postuler dans la plupart des restaurants et bars de mon quartier. Restant sans réponse de leur part, un de mes amis m'a filé un tuyau pour devenir livreur au sein d'une enseigne de sushi. Pourquoi pas ? Une première expérience est toujours un plus.

Une fois l'entretien passé en bon et due forme au siège de la boite, c'est avec un grand sourire que je suis ressortis du bureau du recruteur. Cà y est ! J'ai décroché un CDI, à 7.41 euros net de l'heure en tant que "livreur polyvalent".

Polyvalent, un terme qui me paraissait un peu générique et sans réelle définition. Après quelques mois au sein du magasin, j'ai enfin compris sa signification...

Vie ma vie de livreur de sushi

Un bon début

Le type de scooter de livraison sans la couleur rougeLe premier mois a été plutôt marrant.

On travaille sur deux services. Celui du matin qui se déroule de 11h à 14h30 et 15h le dimanche et celui du soir de 18h à 23h.

Au début, le manageur nous autorisait à repartir à chaque fin de service avec les invendus. Puis à force d'abus de certains livreurs, il est devenu de plus en plus difficile de récupérer des boites de sushis avant pour qu'au final cela soit complètement interdit au risque d'être sanctionné d'un avertissement.

Au fur et à mesure du temps, le règlement est devenu de plus en plus strict. Les livreurs ont d'abord dû faire aussi le ménage lorsqu'il n'y avait pas de course; rien qui ne soit alarmant ceci dit : laver le sol, les murs, les scooters, le comptoir, les poubelles, la réserve, en fait tout... sauf les cuisines.

C'est à ce moment-là que j'ai compris ce que cachait la notion de "livreur polyvalent". Ce terme qui me semblait barbare au commencement prenait enfin tout son sens dorénavant. Le livreur doit aider aux taches ménagères jusqu'à balayer le trottoir qui se trouve devant la boutique. On nous demande alors de ramasser les mégots de cigarettes avec les mains et tous les autres détritus se trouvant devant la boutique, pour que la devanture soit propre. On rêve alors de faire la même chose en province, car à Paris, les trottoirs sont très vite sales et peu ragoûtants.

Et puis, le responsable de la boutique a interdit au bout de quelques temps de fumer pendant le service et surtout devant la boutique. Mais si les sanctions ont plu sur les fumeurs invétérés qui bravaient l'interdiction en douce, elles étaient pour les seuls livreurs, car le responsable fumait par contre devant la boutique.

çà pousse pousse

Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, les livraisons doivent être effectuées et le plus vite possible. Le top-case du scooter peut normalement accueillir au maximum 4 commandes; mais en forçant, il arrive que l'on soit obligé d'en prendre 5 voire 6. Le manageur nous fait comprendre que la période de rush est importante et qu'il faut envoyer. C'est alors que le bal des livreurs commence.

Le matériel du livreur dans la remiseCà rentre et ça sort à toute vitesse, les scooters sont garés à cheval sur la route et le trottoir, les automobilistes klaxonnent, quelques doigts d'honneurs viennent ponctuer cette scène quotidienne. La sécurité de l'urgence en pâtit souvent, au profit de la rentabilité. "Un client servi en retard, c'est un client de perdu", nous rappelle notre responsable. Il faut faire du chiffre et rentrer dans les statistiques mensuelles, sinon il ne touchera pas sa prime bimensuelle. Pas de prime pour les livreurs par contre.

Lors de l'entretien d'embauche, le responsable des ressources humaines nous avait joué une scène presque théâtrale sur l'importance et l'obligation de respecter le Code de la route. En réalité c'est tout autre chose, poussés par la pression du responsable qui nous demande d'aller toujours plus vite et de livrer toujours plus le plus rapidement possible. Et on se laisse avoir par la pression du responsable. Du coup, on n'est pas dans un jeu vidéo mais cela y ressemble fortement, feux rouges, dépassement par la droite, cédez-le-passage, trottoirs, sens inverses tout y passe. Je me rappelle qu'un soir en allant travailler on était 4 au lieu de 5 et le responsable tirait une tête de 6 pieds de long. Effectivement, durant le service du midi un des livreurs s'était fait tamponner entre deux voitures, résultat : dos brisé : 4 mois d'arrêt. C'est incroyable comment on finit par oublier le respect du code la route sous la pression quotidienne que l'on se met en plus soi-même avec la peur de se faire engueuler par le client si on arrive "en retard". Je l'avais presque oublié mais ce job étudiant est peut être l'un des petits métiers les plus dangereux de Paris.

Et quand tu ris, je riz aussi

Et au milieu de ce maelström, sous pression certes, voire sous cuiseur à riz, il règne une très bonne ambiance au sein de l'équipe de livreurs. Certains se sont même liés d'amitié et il n'est pas rare que l'on se retrouve tous après le service du soir pour manger et passer la soirée ensemble. Ces liens sont importants et assurent une ambiance de travail agréable. Sans cela, je n'aurai jamais tenu toute une année comme je l'ai fait. Cà se chamaille, çà philosophe, assis sur des scooters devant la boutique, çà regarde les filles passer dans la rue... Enfin tout est bon à faire pour tuer le temps lorsqu'il n'y pas de tâches ménagères à effectuer ni de livraisons.

Un équipement aux normes extra-rizières

L'équipement alloué aux livreurs est une histoire en soi. Au début, j'ai même cru qu'il s'agissait d'un bizutage ou d'une "mauvaise blague" ou d'un "festival du n'importe quoi". Faute de budget selon le responsable, on ne peut pas racheter de nouvelles protections. "Faut faire avec, il n'y a pas le choix".

Le casque jet sans visière et aux attaches briséesDu coup, la plupart des casque n'ont plus de visière, les attaches micrométriques ont elles aussi disparu. Il ne reste guère plus que le bol. On le pose sur la tête et on va livrer, voila ! Quelques livreurs soucieux de leur sécurité ont pris une agrafeuse et ont bricolé une "attache-maison" en liant les deux sangles avec des agrafes. Sans doute assez sommaire comme protection mais au moins ça tient sous le menton.

Je me rappelle qu'une fois par fort temps de pluie, il était impossible de conduire sans visière. Le responsable ingénieux s'est alors emparé d'un tournevis pour récupérer une visière qui trainait dans le fond d'un placard pour la visser au casque à l'aide de deux gros boulons placés à l'endroit des anciennes attaches de l'écran. Rudimentaire comme fabrication, mais quoi qu'il en soit c'est mieux que rien. Avec ces deux gros boulons placés au niveau des tempes on a surnommé ceux qui portaient ce casque : Frankeinsten !

Niveau blousons et manteaux hiver, l'état de ces derniers laissait tout autant à désirer que les casques. Déchirés, imperméables dans leur jeune temps mais désormais perméable, les livraisons sous la pluie se terminaient toujours trempées jusqu'à l'os. Il s'agissait naturellement de vestes standards, sans aucune protection de type coques ou plastiques durs. Autant qu'en cas de chute, c'est le corps qui prend directement l'impact. Mais à 45km/h, la grande partie du temps, seules des éraflures et des contusions de moindres mesures sont recensées. Pas de quoi faire peur à un livreur aguerri !

Relations extra-clientèles

Attention ! Le livreur de sushi, c'est le haut de gamme du livreur. On nous demande d'être propre, bien habillé, pas de jean ni de chaussure trouée. On nous apprend à dire Bonjour Madame, Bonjour Monsieur, Bonjour Mademoiselle, à remercier... Bref, il ne faut pas nous confondre avec des livreurs de pizza.

Maintenant, face au livreur, cela ne change rien. Entre les personnes qui ne daignent même pas vous regarder, qui vous donnent des indications complètement fausses lors de la commande ou vous insultent pour 10 minutes de retard, il y a de tout parmi ce flot de clients. Et dans le lot, il y a quelques rares personnes respectueuses qui comprennent notre job. En effet, rouler pleine balle à travers les voitures et les bus, monter jusqu'à 7 ou 8 étages quand il n'y a pas d'ascenseur et ne même pas avoir un merci de la part du client ne rend pas le boulot particulièrement addictif.

Certains prennent tout de même la peine de vous parler quelques minutes et vous accordent un pourboire. Les bonnes soirées on pouvait même avoir jusqu'à 15 euros pour une trentaine de commandes, soit 50 centimes par livraison; ce qui n'est pas trop mal en fin de compte. Mais bien souvent, ce n'est pas la folie niveau pourboire et bien en deçà.

Vazy... Wasa... bi !

La réserve Sur tout un service il arrive à un moment que l'on veuille assouvir notre besoin le plus primaire, aller aux toilettes. Je ne sais pas encore comment décrire l'endroit où se cachait ce petit bout de paradis. J'hésite entre capharnaüm et désolation. Situées dans l'arrière-cour, les toilettes, enfin si ont peut appeler ça comme ça, sortent tout droit du dernier film d'horreur du box-office. Bouchées depuis déjà plusieurs mois, la moisissure y grandit avec plaisir, la lumière projette un halo jaune qui rend l'endroit encore plus lugubre qu'il n'y parait. Les murs n'ont pas vu de produits d'entretiens depuis plusieurs années. Le doux fumet qui s'en échappe laisse rêveur, plusieurs nuances sont facilement distinguables sur une base d'effluves d'aire autoroutière, je vous laisse imaginer l'arôme.

Cette zone laissée à l'abandon juxtapose la réserve dédiée initialement aux équipements moto mais qui ressemble plutôt à un dépotoir à ciel fermé, caché de la belle façade de la boutique. Des palettes, des poubelles et autres ustensiles jonchent le sol rendant l'accès aux équipements juste impossible.

Epilogue : 1 an sans sushi

Mon expérience en tant que livreur a duré près un an. Il parait que ce n'est pas partout pareil. En tout cas, j'ai fait de belles rencontres. J'ai appris à travailler tard le soir et le week-end ainsi que les jours fériés, quelle que soit la fatigue. J'ai appris de nouvelles techniques de pilotage de scooter. Cela m'a aussi apporté l'endurance, ainsi que la résistance au froid, à la pluie et au gel. J'avais le permis moto. Dorénavant, je pouvais être un vrai motard, qu'il fasse -15°c ou 35°c. Je n'ai plus peur de sortir la bécane, je suis aguerri aux conduites dangereuses en ville (mais je me soigne) et je sais comment me sortir de situation à risque sans trop angoisser. Désormais, je donne toujours un pourboire au livreur et je regarde avec compassion les livreurs de tout bord et leur souhaite bonne chance.

Et j'attends avec impatience de voir le responsable de la chaine de franchisés faire Patron Incognito sur M6... Nan, mais allo quoi !

MotoGuzzi