Il est à l'usine, Eugène
Lucy in the Sky with Diamonds
Maintenant que je travaille dans une usine qui fabrique des bouts de véhicule, je m'aperçois que tout sur ma bécane a un jour été fabriqué, manipulé puis assemblé par des gens quelque part. Tout a commencé par des blocs de métal et de plastique.
Il faut bosser en usine pour prendre conscience que tout ce qui nous entoure a été pensé et assemblé par d'autres êtres humains -avec l'aide plus ou moins poussée de machines. Tout. Maintenant, je vois mes bécanes d'un autre œil. Je détaille les différentes pièces : « aah... c'est comme ça qu'ils ont assemblé ce truc, d'accord ». A côté de moi sur la chaîne à l'usine, il y a un une femme âgée qui fabrique des poussoirs en plastique. Elle est perchée sur une chaise haute et assemble des poussoirs à longueur de journée : un ressort, une cartouche en plastique, deux circlips, un couvercle et une tige qu'il faut relier à la fois au ressort et à la cartouche en plastique. Elle utilise pour cela un ingénieux petit appareil mécanique qui maintient les différentes pièces en place pendant l'assemblage. Elle fabrique ces pièces en discutant avec son voisin. Ses mains bougent toutes seules : elle est en mode automatique. Cloc-cloc-ploc-cloc-crac : en s'approchant un peu, j'entends le bruit répétitif de l'assemblage de chaque poussoir. Ses mains bougent et assemblent un poussoir toutes les vingt secondes.
Ce qu'elle fabrique ressemble beaucoup aux contacteurs de frein arrière qu'on a sur nos bécanes -sauf que ses poussoirs ne servent absolument pas à allumer un feu arrière, mais pilotent un bidule sur des boîtes de vitesse. J'imagine que quelque part dans une usine en Chine ou en Thaïlande, une autre femme assemble des contacteurs de frein arrière à longueur de journée pour ma moto. Ce sont souvent des femmes qui font ce genre de travail : les hommes deviennent dingue à faire ce genre de trucs -on est des petites choses fragiles.
Plus loin sur la chaîne, ils usinent des arbres de renvoi à partir de grosses tiges de métal qui sont livrées par sections de deux mètres. Elles sont tronçonnées par un robot, puis passent par toute une série d'étape plus ou moins automatisées pour aboutir au final à une pièce qui doit servir à quelque chose quelque part sur une bagnole dont je ne connais que le code (AV471 -va savoir). A côté, ils fabriquent une vis sans fin de la taille de mon pouce qui là encore sert à faire bouger un truc quelconque. La seule chose que je sais, c'est que ces saloperies coupent comme des rasoirs quand elles sortent de la machine de taille et qu'il ne faut surtout pas les toucher à main nue.
L'autre jour, je démonte mon étrier de frein avant et je regarde l'ensemble pour essayer de piger comment c'était fabriqué. L'étrier est moulé puis usiné. La plaque de maintien est juste emboutie puis subit probablement un traitement de surface après finition. Les fourreaux de fourche doivent eux aussi être moulés puis rectifiés comme on fait chez nous avec certains carters.
Du coup, pendant les temps morts -ils sont rares- je pose des questions aux vieux ouvriers pour savoir comment telle ou telle pièce est fabriquée, comment c'était fait quand il y avait plus d'humains que de robots sur la chaîne.
Comment on fabrique un roulement à bille ? Comment l'assemble-t-on sans tout péter ?
Parce qu'au départ, ma bécane était une série de lingots de plusieurs métaux et de divers plastiques, lentement mis en forme par une série de processus lentement élaborés au fil de dizaines d'années de production. Des lingots et du savoir-faire. Et de l'énergie. Beaucoup d'énergie. Voilà ce que c'est, une moto.
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